L’humanité évolue par transfert, modification et sélection de l’information socioculturelle. La vie évolue par transfert, modification et sélection de l’information biologique. Se pourrait-il que l’univers évolue par transfert, modification et sélection de l’information quantique ? C’est, en substance, l’hypothèse que défend depuis quelques années le groupe du physicien Wojciech Hubert Zurek et dont une expérience récente suggère la validité (Burk et al,
Phys. Rev. Lett. 104, 176801, voir aussi le commentaire sur
PhysOrg). Ce modèle est connu sous le nom de « darwinisme quantique ».
Je vais tâcher d’introduire ces notions… en espérant rester compréhensible ! Comme le faisait remarquer Feynman avec son humour célèbre, ceux qui affirment avoir compris la physique quantique manifestent ainsi que ce n’est pas décidément le cas. Je crains de ne pas échapper à la règle… (Pour des synthèses plus fiables sur le darwinisme quantique par l’auteur de cette hypothèse, voir Zurek 2008, Zurek 2009)
Petit rappel. En physique quantique, le comportement des particules diffère considérablement de ce que nous observons des corps en physique classique, c’est-à-dire à l’échelle macroscopique. Ces particules sont les électrons, photons, bosons, quarks formant les protons et neutrons, des dizaines d’autres dont l’existence est très courte. Ce sont des quantifications discrètes de la matière, de l’énergie et des forces, d’où leur nom de quanta (singulier quantum) : ce qui nous apparaît comme continu est discontinu. Les particules ne peuvent être décrites à proprement parler comme des ondes, ni comme des corpuscules (ponctuels). Il est impossible de connaître simultanément leur position et leur vitesse. L’observation dans un appareillage ad hoc va « figer » leur comportement. La description adéquate du niveau quantique de l’univers est mathématique et se fait le plus souvent dans un espace vectoriel (un espace euclidien de nature complexe, où l’on calcule le comportement d’une fonction). L’approche déterministe de la physique classique laisse place à une estimation probabiliste (évaluation des amplitudes de probabilité représentées par une matrice, c’est-à-dire la probabilité qu’a la particule considérée de se trouver dans un état particulier) : il ne s’agit pas d’une carence de la théorie ou de l’expérimentation, mais du comportement réel des particules élémentaires. « Le vieux » joue bel et bien aux dés, selon une formule célèbre de la correspondance d’Einstein à Max Born.
Tout cela est éminemment contre-intuitif, pas seulement pour le commun des mortels mais aussi bien pour les plus grands physiciens. Einstein, dont un des articles de 1905 fut pourtant à l’origine de l’approche quantique de l’électromagnétisme (photon de lumière), passera les dernières années de sa vie à tenter sans succès de conjurer l’étrangeté quantique au profit d’une vision plus « réaliste » supposant des « variables locales » que nous ignorerions. On a expérimentalement démontré depuis que les réserves du père de la relativité n’étaient pas fondées (inégalités de Bell et expériences conséquentes), que l’infiniment petit est bel et bien infiniment étrange pour nos sens, évolutivement adaptés pour vivre dans un autre niveau de la réalité. La superposition quantique indique par exemple que les différents observables (comme la quantité de mouvement, la position) peuvent avoir des valeurs différentes au même instant t. L’intrication quantique signale que deux particules liées mais spatialement séparés communiquent instantanément car elles forment un seul système, au sens où la modification de l’une (par exemple une observation) entraîne instantanément celle de l’autre, même à des années-lumière de distance. Tout cela ne relève plus de la spéculation (comme dans la période des fondateurs, 1900-1930), mais de l’expérimentation depuis que l’on peut manipuler des particules isolées ou assemblées dans des conditions ad hoc (que ce soit des photons monochromes, des électrons, des atomes froids, des condensats de Bose-Einstein, etc.).
Parmi les nombreuses questions qui intéressent les physiciens se trouve celle de la transition d’un ensemble infini d’états quantiques plus ou moins probables vers un état classique « certain », localisé et familier, celui que la physique newtonienne décrit, où la superposition, l’intrication et autres propriétés étonnantes ont disparu. La théorie dominante est celle de la décohérence : toute interaction avec un élément de l’environnement E (y compris bien sûr un appareillage d’enregistrement) rend les fonctions d’ondes du système incohérentes (déphasées ou orthogonales), ce qui signifie que la probabilité de superposition de ces fonctions devient nulle, en d’autres termes que le système prend un « état pur » (observable et cohérent du point de vue macroscopique) par « effondrement de la fonction d’onde » (aussi appelée « réduction du paquet d’onde », cette image venant de la mécanique ondulatoire de Broglie et Schrödinger). C’est ici qu’intervient le « darwinisme quantique » de Zurek.
Zurek repart principalement de trois postulats de la physique quantique (un peu plus, mais on simplifie ici en allant à l’essentiel) : (i) il y a des états quantiques superposés (représentables dans un espace vectoriel), (ii) leur évolution est unitaire (évolution dans le temps de l’équation de Schrödinger, pour un système non relativiste), (iii) les mesures mènent aux mêmes résultats (nous observons tous une même réalité objective, dans un labo ou dans la rue). Il ajoute un autre axiome évident, mais ignoré des manuels : (o) L’univers est fait de systèmes.
Comme nous l’avons dit, on a mis en avant l’idée que toute observation (iii) provoque un « effondrement de la fonction d’onde » et réduit un système quantique au seul état observable. Zurek suggère une formulation différente de la question : dans les états quantiques possibles, certains sont plus résistants à l’environnement que d’autres. Il les nomme des « pointer states » (que l’on pourrait traduire par « états accessibles à une observation »). Par exemple si vous regardez un arbre, et que cette expérience classique doit être traduite en termes quantiques, vous observez plutôt l’interaction du rayonnement (en lumière visible) sur la matière de l’arbre, c’est-à-dire en dernier ressort un « environment-induced state » de l’arbre (« état induit par l’environnement ») résultant lui-même d’une « einselection » (« sélection par l’environnement » dans les états possibles, aussi appelée « supersélection » par Zurek). Pour le dire autrement, si l’on prend un système quantique (S) et son environnement (E), les états de S vont plus ou moins modifier E (ou des sous-ensembles de E, des fragments F) et ce sont les états les plus robustes qui finissent par dessiner les observables de E. Cela mène Zurek à parler de « l’environnement comme témoin ».
Comment s’opère cette empreinte d’un système quantique sur son environnement ? Zurek propose une relecture de la théorie des probabilités sur laquelle je ne m’étendrai pas ici. En deux mots, l’approche « subjective » et familière de Laplace (nous ne savons pas quel côté de la pièce sera sélectionné) est remplacée par une approche objective déduite de la symétrie des états intriqués (décomposition de Schmidt des produits tensoriels d’un vecteur en deux ensembles orthogonaux). Cela permet de retrouver la règle de Born mais en évitant l’hypothèse initiale ad hoc de l’additivité des probabilités.
Physiquement, Zurek donne à l’information un statut assez nouveau dans notre vision du réel puisque l’environnement devient un « canal de communication » des états quantiques les plus redondants. C’est en cela que le darwinisme quantique est une théorie de l’information.
Comme le note Zurek (2008 23), « le spectre de l’information hantait et hante encore la physique ». Un état classique est « réel », doté d’une existence objective au sens où des observateurs ignorants les uns des autres parviennent aux mêmes observations indépendantes. Mais l’information ne paraît pas « réelle » de la même manière : elle désignait ce que l’observait connaît subjectivement, « un simple reflet de l’état réel, non pertinent pour la physique ».
Cette vision est appelée à être dépassée, nous dit Zurek. « Dans une approche quantique, l’information et l’existence deviennent interdépendants. L’état réel est défini et rendu objectif parce que nous savons de lui – par l’information. » Il cite mot célèbre de son professeur, John Archibald Wheeler : « it from bit » (Wheeler, élève d’Einstein, fut aussi le professeur de Feynman quand celui-ci formalisa la quantique en intégrales de chemin, à la base de ses futurs diagrammes, et de quelques autres pointures de la physique quantique, voir Misner et al 2009). Et un autre de Landauer : « L’information est physique ». Ces auteurs sont parvenus à la même conclusion par des approches différentes – l’analyse des trous noirs chez Wheeler, de l’entropie et du démon de Maxwell chez Landauer (voir Leff et Rex 2003).
Hugh Everett est célèbre pour avoir mené la physique quantique à son terme logique, en portant sur elle un autre regard que celui de la génération des fondateurs : au lieu de chercher d’une manière ou d’autre autre à interpréter le monde quantique par le monde classique (de nos sens), libérons notre esprit et faisons plutôt des hypothèses novatrices sur le monde classique depuis l’évidence du monde quantique. La conclusion d’Everett sur les « mondes parallèles » est néanmoins restée très obscure, bien qu’un certain nombre de physiciens la défendent (voir par exemple Deutsch 2003, Lepeltier 2010 pour une introduction vulgarisée) : le chercheur défendait l’idée que chaque état quantique définit un univers et que les univers se divisent en permanence. Le paradoxe du chat de Schrödinger devenait : dans un univers le chat est mort, dans un autre il est vivant. Et nous-mêmes existons dans un grand nombre de mondes parallèles.
L’approche élégante de Zurek reprend la première intuition d’Everett (partir du quantique et trouver la meilleure explication du classique, fut-ce au détriment de nos catégories familières) en évitant soigneusement la seconde, qui est contre-intuitive, peu testable et induit des complications inutiles. Il parle d’une « interprétation existentielle » : « Son essence est une définition opérationnelle de l’existence objective des états physiques : pour exister, un état doit, au grand minimum, persister ou évoluer de manière prédictible malgré l’immersion du système dans son environnement. La prédictabilité est la clé de la sélection induite par l’environnement (einselection) ».
Toutes ces considérations – si vous avez eu le courage de les suivre jusqu’ici ! – paraissent bien abstraites et lointaines Pourtant, la physique quantique sous-tend un nombre croissant de nos réalisations : transistor et semi-conducteurs, laser, ensemble des nanotechnologies appelées à modifier nos manipulations de l’énergie, de la matière et à l’information, états mésoscopiques, etc. Sans la compréhension quantique de l’électron, vous ne seriez pas en train de me lire. Toutes ces révolutions de la vie quotidienne induites par la technoscience forment un moteur prépondérant d’évolution des sociétés, mais nous y sommes généralement aveugles – au sens où l’on observe une sous-information chronique concernant la technique et la science, de sorte que les débats concernent des enjeux souvent plus futiles.
L’information quantique apportera son lot de bouleversements concrets – le travail est par exemple avancé sur des solutions de cryptographie quantique inviolable, car fondées sur le spin des particules et leur modification d’état en cas d’interception par un tiers, ou bien inversement sur la factorisation rapide de nombres très grands permettant de casser aisément des codes réputés inviolables en calcul classique. (Quand on sait la place du secret dans tout édifice politique, ce genre d’innovation ne sera pas neutre.) On peut se représenter ces questions d’information quantique à partir du démon de Maxwell. Dans une expérience de l’esprit, le père de l’électromagnétisme conçoit un être imaginaire (le démon) qui commande le sas entre deux compartiments d’une boite contenant un gaz. Ce démon laisse passer les molécules les plus rapides du sas B vers le sas A. Comme la température est fonction de la vitesse moyenne des molécules, il parvient ainsi à violer les lois de la thermodynamique. Si Landauer (et non Brillouin comme l’écrit
Wikipedia) a exposé l’impossibilité physique du démon (en raison du travail nécessaire à l’effacement intermédiaire de sa mémoire), il n’en reste pas moins que cette expérience de pensée trace une voie de recherche, celle de la manipulation de l’information à son niveau le plus pertinent par les moyens les plus efficaces (moindre action, moindre temps et moindre énergie).
Un certain nombre d’observateurs pensent ainsi que l’accélération du savoir, c’est-à-dire la croissance de plus en plus rapide des explications du réel et des applications sur le réel, ouvre une ère qui rendra caduque bon nombre de nos questionnements « classiques ». Car il ne s’agira plus de s’adapter à la nature des hommes et des choses, mais bien de réécrire cette nature dans son langage intime, celui de l’information. On peut ainsi laisser divaguer son imagination. Par exemple, l’information étant définie comme le contraire de l’entropie – et l’irréversibilité de cette dernière comme la base physique de la flèche du temps –, penser un monde où l’information tend vers la préservation d’un présent éternel…
Références citées : Deutsch D (2003, 1997),
L’étoffe de la réalité, Cassini ; Leff HS, Rex AF (2003), Maxwell’s Demon 2. Entropy, classical and quantum information, computing, Institute of Physics Pub ; Lepeltier T (2010), Univers parallèles, Seuil ; Misner CW et al (2009), John Wheeler, relativity, and quantum information, Physics Today 62 (4) 40-46 ; Zurek WH (2008),
Relative states and the environment: Einselection, envariance, quantum Darwinism, and the existential interpretation, arXiv:0707.2832 ; Zurek WH (2009), Quantum Darwinism (
arXiv:0903.5082),
Nature Physics 5, 181-188.