Le système papier et sa fausse conscience

L’un est fils du fondateur de La Pléiade, ancien dirigeant de Pantheon Books, directeur de The New Press, une maison indépendante des Etats-Unis ; l’autre est éditrice chez Flammarion et responsable de la CFDT Livre-Edition. André Schiffrin (L’argent et les mots, La Fabrique, 2010) et Martine Prosper (Edition, l’envers du décor, Lignes, 2009) dressent dans leurs essais respectifs deux constats très similaires et convergents : l’édition est devenue une industrie concentrée, la première et de loin dans le domaine des biens culturels, bien qu’elle aime encore se parer des atours romantiques de l’artisanat et du charme désuet de son héritage dix-neuvièmiste.

L’édition papier est désormais un mythe, une légende, un souvenir dont l’existence ancienne survit sans doute chez les milliers de petits éditeurs qui vivotent aux franges de l’oligopole hégémonique. Mais l’objet-livre et son marché, c’est-à-dire la réalité de l’édition papier quand le mythe se meurt, se résument désormais en quelques chiffres significatifs : en France, 9 % des éditeurs représentent 71 % du chiffre d’affaires total de la profession, alors que 66 % des autres en totalisent… moins de 1 %. Les chiffres sont sensiblement les mêmes ailleurs, plus prononcés encore aux Etats-Unis où le prix unique et les aides étatiques du Vieux Continent sont inconnus.

Pourtant, note Martine Prosper, « la profession elle-même aime ce mythe, s’y reconnaît et le cultive (…) Ainsi se perpétue une vision de l’édition, nourrie par elle-même et relayée par les médias, dont la référence ultime est l’éditeur de littérature, archétype le plus noble et le plus accompli de la profession ». La réalité se nomme pourtant et dans la plupart des cas contrôle de gestion, chaîne logistique, concentration de la diffusion-distribution, contrats précaires à tous les étages, financement capitalistique, compatbilité analytique de chaque titre, marketing promotionnel…. Témoigne encore de l’entretien médiatique de ce mythe l’exécrable dossier du magazine Lire, que j’ai finalement acheté, une soi-disant « enquête tabou » sur « ce que gagnent vraiment les écrivains ». Aucun chiffre d’ensemble pour les dizaines de milliers d’auteurs que compte la France, aucune répartition de l’échelle des revenus, aucune réflexion sur l’évolution de ces ressources depuis un siècle ou dans d’autres pays, non, juste quelques bruits de couloir éventés où l’on ose articuler un gros chiffre consenti pour une grosse pointure, tout en appelant cela « briser un tabou ».

J’utiliserai dans d’autres textes des données fort utiles glanées chez Schiffrin et Prosper, notamment sur ces revenus des auteurs (on s’en inquiète à l’avance avec le numérique alors que l’on devrait déjà s’en enquérir dans le monde papier) et sur la diffusion-distribution (à mon avis, la faiblesse principale du papier et le point de basculement stratégique vers le numérique). Je voudrais ici signaler mon désaccord de fond sur deux points.

D’abord, la concentration et l’industrialisation croissante d’une section du livre ne sont pas à mes yeux la dernière des calamités... dans tous les sens du terme, c’est-à-dire qu’elles ne sont ni récentes ni calamiteuses en soi.

Je n’accorde aucun crédit au mythe romantique de l’éditeur, ce n’est pas pour en concéder à la critique romantique de ce mythe. Surtout qu’elle dure depuis plus de 150 ans. Au XIXe siècle, quand l’horrible et populaire roman commence à détrôner la poésie, le drame et autres genres nobles, quand les éditeurs remplacent les libraires-imprimeurs et apportent une première vague d’industrialisation, Balzac fulmine déjà contre « une foule d’hommes ignares, paysans la veille, libraires le lendemain, [qui] se sont rués sur un commerce qui représentait des bénéfices immences ». Les classes sociales ont un peu changé, les ordres de grandeur aussi, mais quand Schiffrin agonise la famille Wendel pour la création puis la revente d’Editis avec 350 millions de plus-value en quelques années, c’est au fond et toujours le même refrain sur les « bénéfices immenses » que l’on entend.

La célèbre distribution de Pareto (20 % des produits font 80 % des revenus) rappelle une évidence anthropologique que les producteurs industriels de contenus ne font qu’exploiter dans l’édition comme ailleurs, à savoir que la majorité d’une population humaine se contente hélas de peu et que la main invisible du marché consiste à surexploiter jusqu’à l’os cette médiocrité partagée formant son cœur de cible et son fond de commerce. L’édition commerciale de masse prospère hier comme aujourd’hui sur un phénomène dont elle n’est pas la cause, à savoir que 64% des adultes se contentent de lire moins de cinq livres par an, qu’on a de bonnes chances d’y trouver le dernier best-seller édifié en grosses piles dans toutes les librairies de France, alors que cette même librairie présente pourtant des milliers d’autres références dont les deux tiers des lecteurs ne veulent pas. L’industrie du livre est en partie une industrie du divertissement – comme la télé, le parc d’attraction, le jeu ou ce que l’on veut – et cela ne me dérange pas outre mesure. Panem et circenses.

Ce qui m’intéresse avant tout, ce sont les autres, cette minorité qui contribue activement à la culture et à la connaissance de son temps au lieu d’en consommer massivement et passivement certains produits formatés pour un goût moyen. Et ce qui me dérange avant tout, c’est que cette minorité continue de cautionner un certain système du livre dont elle a tout loisir d’observer les rouages et de mesurer les effets.

Ensuite, et conséquemment, je ne suis évidemment pas Schiffrin ni Prosper dans leur vision très sommaire et plutôt négative de l’Internet, presque réduit pour l’un à ses méchantes multinationales (Google, Amazon), pour l’autre à une menace sociale et économique sur l’ordre papier établi. Schiffrin suggère peu ou prou l’invention d’une nouvelle taxe dès qu’il pointe un problème dans la chaîne du livre et plus généralement du papier, c’est-à-dire partout puisque ce monde souffre sous nos yeux – auteurs paupérisés, libraires ruinés, petits éditeurs évincés, presse exténuée, etc. – comme si cette étatisation de la culture était un horizon enviable ou une alternative durable à son industrialisation. Et Prosper est sensiblement sur la même longueur d’ondes. Tous les deux regardent Internet non comme une solution, mais comme un problème, au mieux une annexe du papier, plus ou moins menaçante pour lui.

Aucun des deux ne perçoit que l’enjeu réel de la création en ce début de XXIe siècle n’est pas de sauver le monde du livre papier d’une industrialisation ayant débuté au XIXe et à laquelle ce monde s’est montré fondamentalement consentant, mais de préserver l’Internet des menées de cette même industrie.

Les auteurs, les lecteurs et les petits éditeurs ont été peu à peu soumis aux diktats d’une édition industrielle qui maîtrise la chaîne centralisée, concentrée, propriétarisée de production, diffusion et distribution du livre papier. Cette même édition industrielle ne peut supporter l’idée qu’un tel contrôle lui échappe sur le réseau, et sa crainte est à l’origine de toutes ses menées pour briser la neutralité et l’universalité du Net, en utilisant le paravent de la propriété intellectuelle. L’État et le marché fonctionnent main dans la main dans cette tentative actuelle de prise de contrôle – et pour cause, puisque la production sociale en réseau dessine pour la première fois une alternative possible, crédible, dans certains domaines déjà efficace aux seules solutions bureaucratiques et marchandes que la classe hégémonique veut imposer à tous depuis deux siècles.

Écrire librement, diffuser librement, partager librement, critiquer librement : ce rêve moderne a été porté puis détruit par la réalité industrielle du livre papier, il renaît dans la réalité informationnelle des réseaux numériques ouverts. La fausse conscience des artistes et intellectuels déclassés par le règne des contrôleurs de gestion et des stratégies en marketing ne sert en définitive qu’à masquer ces enjeux réels du temps présent ou, pire encore, à œuvrer dans le sens même des menées d’une industrie dont elle prétend critiquer les aspirations à la suprématie.

Alors, de nouveau : sans moi

2 commentaires:

  1. Oui à l'alternative Internet ! Mais crénom, quelle passion, quelle fougue, vous y mettez !
    Oui, au livre numérique aussi !! D'autant que : " Écrire librement, diffuser librement, partager librement, critiquer librement ", je ne peux qu'adhérer ! Rebelle et libertaire de toujours, anti capitaliste à jamais, j'entends complètement vos argument, je les soutiens, même.
    Mais ... reste un fond de ringardise chez moi : Je suis une grande lectrice depuis 50 ans; je m'y ruine, et essaie de cacher ce grand vice à mon banquier qui fulmine; je ne lis pas les "piles".
    Or, deux choses: première ringardise, j'aime, à la folie les livres ! Les livres papiers, honte à moi ! Leur odeur, leur sensualité, la proximité qu'il me semble avoir avec l'auteur ( comme s'il venait tout juste de l'écrire là, sur CE papier), la couleur de mon adolescence aussi, qui y semble enfouie ( Ah ! j'avais prévenu !) ... and so on.
    Deuxième ringardise : je ne SAIS PAS lire un essai de 350 pages sur un livre numérique; et l'âge qui avance ne va pas m'y aider !
    On vous a déjà signalé cette difficulté, d'autant plus contraignante quand on lit 5 livres par semaine, et non par an !
    Je n'ai pas vu votre réponse ?

    Christine

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  2. (Christine) A défaut d'être papimane comme vous (en dehors de beaux livres), je suis un papivore aussi! On m'a prêté récemment un Kindle et un Sony, les deux sont bien plus reposants que l'écran d'ordinateur où je me fusille les yeux. Et assez simples d'usage... trop simples hélas, car pour le coup, les fonctions copier-coller et transférer du texte sont indispensables pour une bonne part de mon usage. Je ne lis jamais (essais ou articles) sans un crayon à la main, il m'est indispensable de repérer très vite les citations dont j'ai besoin ensuite. (Je ne parle pas de la littérature dont je me délasse, mais de mes lecteurs de travail, ou de réflexion).

    En revanche, après voyons... 35 ans environ de bons et loyaux services pour le papier, je suis tout de même lassé des ouvrages chers et parfois d'impression médiocre, des transports permanents et incommodes (surtout qu'il me faut au moins un livre dans mon sac pour le moindre déplacement près de chez moi, cinq ou six si je vais loin, l'idée de n'avoir rien à faire sans bouquin me terrifie), des difficultés à s'approvisionner autrement que par Amazon pour les références étrangères ou même françaises mais rares (avec ce que cela implique de frais de port et surtout de pénible attente). Donc ma boulimie de lecture salue la liseuse comme sa nouvelle compagne... et sa future ruine ! Car le fait de différer un achat dont je ne puis disposer immédiatement me fait une fois sur trois l'abandonner, alors que là, avec le téléchargement immédiat à toute heure, rien ne me retiendra...

    En tout état de cause, on sera encore en biformat pour un bon peu de temps dans pas mal de secteurs du livre.

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