Antoine Gallimard dans le texte

Dans les Echos, Antoine Gallimard (pdg du groupe éponyme) précise sa position sur la tablette d’Apple et sur le livre numérique. Comme d’habitude, la langue de bois sous les mots de velours. Quelques commentaires.

« Dès sa sortie cette semaine, des ouvrages des Editions Gallimard seront présents sur la tablette d'Apple au travers d'une application gratuite, Edenreader(…). L'internaute pourra ainsi télécharger - moyennant finance -un livre sous format numérique, chez un libraire, par exemple, puis transférer son fichier sur l'iPad. En revanche, nos livres ne seront pas proposés dans la librairie virtuelle d'Apple, l'iBookstore. »
Commentaire. Comme c’était prévisible, le grand cafouillage commence chez les industriels de l’édition : chacun y va de son application afin de maîtriser la commercialisation de ses livres sur les supports numériques, comme il les maîtrisait dans la chaîne papier concentrée à souhait. Résultat : le lecteur ne sait pas quelle offre il trouvera sur quelle liseuse.

« Apple envisage de bâtir une grille tarifaire avec six catégories de prix de vente fixes imposées à l'éditeur. Cela perturberait le jeu. Dans ce schéma, l'éditeur perd la maîtrise de son prix de vente (…) De ce fait, le passage au numérique risque, pour lui, de s'accompagner d'une dégradation de la valeur. Ensuite, Apple veut imposer au livre numérique un niveau de décote calculé à partir du prix de vente du livre papier. Ce n'est pas tant ce principe ou le niveau de la décote que je trouve gênant, mais son caractère automatique et subi par l'éditeur. »
Commentaire. Traduction en clair : Apple veut baisser nettement les prix du numérique par rapport au papier, les éditeurs n’y ont aucun intérêt. Les premiers prix annoncés par ces éditeurs sont élevés en France : entre 5 et 25 % de décote seulement pour des romans homothétiques, quand le public attend au minimum 50 %. Les éditeurs refusent une évidence, à savoir que le prix d’un roman traditionnel (qui forme une bonne part du chiffre d’affaires Gallimard) sera nécessairement très bas pour son format numérique, dans la mesure où les lecteurs attendent en tout et pour tout le texte, si possible chapitre par chapitre (le livre étant un bien d’expérience, autant que cette expérience ne continue pas si l’on est clairement déçu par les cinquante premières pages).

« Le risque de position de monopole d'Apple sur le marché du livre est préoccupant. L'édition ne doit pas se retrouver dans la situation de la musique, où le groupe américain est à la fois le premier constructeur de lecteurs avec l'iPod et le premier vendeur de morceaux. C'est précisément la raison pour laquelle les éditeurs français cherchent à rendre les trois principales plates-formes de distribution de livres numériques - Eden Livres, ePlateforme et Numilog -interopérables. »
Commentaire. Cette position est incompréhensible. Il y a déjà quatre acteurs mondiaux de diffusion du livre numérique ayant chacun sa boutique : Apple, Kindle, Sony, Google Edition en juillet. Par ailleurs, les grandes librairies ou les chaînes de détaillant culturel ont également des sites de vente au public : Fnac, Decitre, Gibert, etc. Il n’y a aucun monopole et cet argument fallacieux sert à brouiller inutilement les esprits.

« C'est vrai, le Kindle d'Amazon existe. Mais les conditions commerciales qu'Amazon propose à l'heure actuelle aux éditeurs français ne nous conviennent pas. Quant à Google, il ne représente pas grand-chose aujourd'hui dans la vente de livres (…) Le moteur de recherche fait actuellement le tour des éditeurs français, mais il n'est pas venu voir le groupe Gallimard, car nous avons décidé de déposer contre lui une plainte pour violation du droit d'auteur. »
Commentaire. Gallimard se contredit donc d’une question l’autre. Le soi-disant « monopole » est créé par son refus de traiter avec certains distributeurs. Le rôle d’un éditeur est de produire un livre numérique aux plateformes qui souhaitent le diffuser : telle est du moins la perception commune. En réalité, ces éditeurs industriels ne veulent pas sacrifier le nœud stratégique de leur puissance dans la chaîne papier, à savoir la distribution et diffusion (pour Gallimard, ces structures se nomment SODIS, Centre de diffusion de l’édition, France Export Diffusion). Être « simplement » éditeur représente une perte de maîtrise sur le marché qu’ils n’acceptent pas. La mise en avant de grands principes – nous défendons la diversité, nous défendons la propriété – masque difficilement cette quête de profit et de contrôle.

« Une maison comme Gallimard a toujours misé sur les libraires pour l'exploitation de son fonds. Dans l'univers du livre imprimé, ils jouent le rôle précieux de prescripteurs. Nous ne pourrons pas nous passer d'eux dans le monde numérique. »
Commentaire. A nouveau, cette position est incompréhensible : tout le monde sait, à commencer par les principaux intéressés, que le libraire traditionnel (papier) ne sera plus un intermédiaire du livre numérique. Il l’est déjà de moins en moins : combien de points de vente sont devenus de simples étalagistes qui vendent le livre au kilo ? Sur l’Internet, les meilleurs conseillers deviennent les lecteurs eux-mêmes ; en laissant leurs commentaires et notes sur les plateformes de vente, en nourrissant les blogs de critiques, en s'exprimant sur les réseaux sociaux. Il est artificiel de prétendre le contraire, et c’est surtout très hypocrite : tant que le papier représente l’essentiel du marché, les éditeurs ont besoin des libraires ; c’est notamment pour les caresser dans le sens du poil qu’ils montent des usines à gaz de diffusion du livre totalement inadaptées à l’Internet.

Conclusion. Le lecteur français est prévenu : il sera dans un premier temps la victime du livre numérique, au profit d’une chaîne papier qui refuse de revoir son modèle économique, qui veut conserver toutes ses marges, qui pour cela retarde et complexifie inutilement le développement de l’offre en ligne. Les livres numériques seront éparpillés d’une plateforme l’autre, d’un format l’autre, d’un DRM l’autre. Difficiles d’accès, ils seront en outre plus chers qu’ils ne pourraient l’être. Les éditeurs sont bien partis pour reproduire la même erreur que les maisons de disque : ils favoriseront le développement d’une offre gratuite (légale ou non) et ne feront qu’abaisser ainsi le futur consentement à payer pour un livre numérique. Quant aux auteurs, ils seront en numérique comme en papier prisonniers des diktats de leurs éditeurs, qui les priveront des plus importantes plateformes de distribution si tel est leur bon-vouloir.

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