La filière livre face au numérique: morosité, frilosité et double langage

La commission de la culture du Sénat organisait le 28 avril dernier une table ronde sur le thème : « Quel avenir pour la filière du livre à l'heure numérique ? ». Tout le monde du livre ou presque était représenté… sauf les lecteurs bien sûr, c’est-à-dire ceux-là dont les dépenses permettent à ceux-ci de vivre. Et d’ailleurs, hormis deux ou trois saillies dans les interventions, il n’a jamais été question de ce lecteur. Pensez-donc, 30 ans qu’on arrive à lui vendre de la daube à 20 euros pièce, estampillée best-seller de l’année... Sans surprise, c’est Philippe Colombet (Google Livres France) qui a le plus insisté sur le droit du lecteur à éviter les « formats propriétaires » et les « systèmes fermés », afin de lire un livre numérique aussi facilement qu’un livre papier.

Mais les autres semblaient bien moins concernés. Thierry Tuot (Haute Autorité de la concurrence) a eu beau jeu en fin de discussion de souligner qu’avant de réclamer à cor et à cri une régulation de la concurrence, il faudrait déjà sortir de la posture « défensive » et expliquer plus clairement ses ambitions pour le livre numérique, qui sera un marché de services (pour le lecteur) plutôt que de biens (vu du producteur). Car chacun a surtout exposé ses misères et il faut bien dire que l’impression générale de la « filière du livre » est morose. Petit tour d’horizon.

Alain Absire (Société des gens de lettres) a exprimé les inquiétudes des auteurs sur leur rémunération à l’âge du livre numérique, en raison du grand cafouillage sur la politique de prix des éditeurs et sur l’absence d’accord pour les contrats. (Voir ici)

Françoise Benhamou (universitaire) a rappelé qu’il n’existe pour le moment aucun modèle économique du livre numérique. Elle a aussi douté de la pertinence du prix unique pour ce domaine, prix unique dont l’objectif principal (papier) était de soutenir le maillage territorial des librairies. Ce qui n’a pas trop de sens puisque l’Internet sera désormais le lieu virtuel de leur circulation.

Benoît Bougerol (Syndicat de la librairie française) a insisté sur le rôle de passeurs des libraires et sur ce fameux « maillage territorial ». Mais finalement, à l’occasion d’une question du public, il a dû reconnaître que les lecteurs numériques iront sur Internet plutôt qu’en librairie, et que celle-ci aura du mal à survivre si le livre numérique tend rapidement vers les 50 % du marché. Il n’est pas antipathique, Bougerol, et il est intelligent. Sa lucidité est pessimiste.

Serge Eyrolles (Syndicat national de l’édition), après avoir constaté que le marché français représente à peine 0,3 % (contre déjà 5 % aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni), a lancé le couplet habituel : « l’Internaute veut du gratuit, il pirate (…) et la création se tarit ». Faux et archifaux : la création se porte très bien dans le monde de la musique et du film. Selon Eyrolles, le livre numérique est plus cher à produire que le livre papier à imprimer (rires). Mais il a ensuite fait des remarques de bon sens sur la nécessité d’un format simple et universel, ainsi que sur le changement attendu du métier d’auteur, à qui on demandera à l’avenir « plein de choses » autour de son texte. (J’imagine déjà les « livres enrichis » des Musso, Lévy et autres Gavalda, on va se rapprocher du livre TF1 à mon humble avis…).  Par ailleurs, Eyrolles a évoqué la « lecture sélective » en soulignant que certains livres n’ont pas besoin d’être « lus en totalité »… sous-entendu pas vendus en totalité non plus.

Alban Cerisier (Gallimard) s’est auto-félicité pour Eden Livres. Et je n’ai pas retenu grand chose d’autre dans son cas, disons que le retard français (les 0,3 % du marché) n’est vraiment pas la faute des éditeurs, qui sont des gens parfaits, surtout la maison de la rue Sébastien-Bottin.

Alain Gérardin, petit éditeur (Les Oiseaux de papier), a en revanche mis les pieds dans le plat de la réalité du livre papier. Et cela fait plaisir d’entendre quelques propos vrais et directs dans la langue de bois ambiante : « 60.000 livres par an dont les trois-quarts vont au pilon, car il faut occuper le terrain à l’âge du livre-kleenex (…) Une espérance de vie pour le livre de un mois et demi, deux mois, trois mois maximum (…) le libraire devient souvent un étalagiste ». Eyrolles et Cerisier regardaient au plafond… Mais Gérardin ne croit pas au livre numérique, le lecteur est pour lui viscéralement attaché au livre papier.

Laurent Fiscal (Syndicat des distributeurs de loisirs culturels), représentant des grandes enseignes (Fnac, Virgin, Furet du Nord, Decitre, Cultura, etc.), a réclamé l’abandon des DRM. Du coup, on ne comprend pas puisqu’Eyrolles du SNE prétendait dix minutes avant vouloir « un format simple et universel » : serait-ce possible que les éditeurs compliquent la vie des lecteurs en imposant ces DRM archaïques ?

Nicolas Georges (direction du livre du Ministère de la Culture) rappelle que le prix unique du livre devient difficile quand on peut acheter depuis Internet au Luxembourg, au Canada ou dans toutes sortes de pays qui n’ont pas la législation française. Peut-être que les autres n’y pensaient pas, peut-être qu’ils n’ont pas Internet ou peut-être qu’ils espèrent que Sarkozy sera président du réseau en 2012. Georges souligne que la plateforme de BD Izneo propose des livres à 1,99 euro (location) et que ce type d’usage et de prix est plus conforme aux attentes des Internautes. Silence dans les rangs.

Et puis c’est tout, ou peu s’en faut, je passe sur les envolées de Toubon et de Ralite. Que les lecteurs puissent aborder les textes de plein de nouvelles manières, que les prix chutent, que les barrières sociales ou géographiques s’abaissent dans l’accès à une vraie diversité, que le livre soit réinventé par des formats nouveaux, que les idées et les styles circulent de manière plus libre, que les talents soient mieux reconnus, que s’efface le règne des best-sellers et des fast-books prenant presque toute la place d’un espace limité, que les petits comme les grands éditeurs accèdent aux mêmes plateformes de distribution, et de même pour les auteurs, que la lecture et l’écriture entament une seconde vie en raison de leur numérisation..  toutes ces perspectives de nature à soulever l’enthousiasme n’ont pas atteint les salles lambrissées et attristées du Sénat.

Les gros éditeurs, représentés par Eyrolles (SNE) et Cerisier (Gallimard), tiennent pour le moment les clés de l’affaire, tout comme les gros distributeurs (Apple, Amazon, Google). Mais leurs intérêts sont divergents. Il est assez piquant de voir les éditeurs militer pour un « hub unique » (demande récurrente des libraires et de l’Etat depuis deux ans) alors que chacun a fait sa plateforme de diffusion dans son coin (Eden-Livres pour Gallimard, Numilog pour Hachette, Eyrolles comme éditeur, eh oui, lui aussi, etc.). C’est un autre aspect frappant, outre la morosité : le double langage. En dehors de Girardin sur la réalité sordide du livre papier, de sa surproduction pilonnée et de son matraquage massif par office interposé, personne n’a contredit personne alors que le numérique divise à l’évidence la filière. Evitons les vagues, on réglera nos comptes quand les télévisions ne seront plus là, comme on le fait toujours dans le monde du livre.

Le seul consensus des acteurs concerne la nécessité de baisser la TVA et de maintenir un prix unique, c’est-à-dire en réalité un prix contractuellement fixé par l’éditeur et le distributeur. Et aussi, au bout du compte, la reconnaissance du décollage désormais inévitable du numérique. Tous les dinosaures sont sur la défensive, l’œil fixé sur la comète qui grandit à l’horizon…

A lire sur ce thème : Le système papier et sa fausse conscience

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