L’iPad: berceau ou cercueil de la presse numérique payante?

Sur le site du Monde, Frédéric Filloux offre une synthèse de l’iPad… vu du côté des éditeurs (de livres et surtout de presse). « C'est notre bouée de sauvetage » : Franz-Olivier Giesbert, directeur du Point, résumait ainsi sa vision de la tablette Apple le 24 mars dernier devant un parterre de patrons de presse français. Il faut dire que la presse papier se porte mal : en moyenne, les titres souffrent d’une chute régulière des abonnements, des achats à l’unité et surtout des recettes publicitaires depuis quelques années.

L’Internet est une cause de ce déclin : l’abondance d’informations émanant de professionnels ou d’amateurs éclairés, les flux RSS permettant à chacun de construire des revues de presse thématiques, l’infomédiation sociale par Twitter et Facebook permettent un accès souple, personnalisé et gratuit à l’actualité. Conséquence : « Les perdants du tsunami numérique sont les grands réseaux de télévision (–37 %) et les journaux (–18 %), alors que trois médias connaissent une forte croissance : les jeux vidéo (+77 %), l'Internet (+39 %) et la télévision par câble (+20 %). Quant à la consommation de livres, elle reste stable et représente 3 % du temps passé. »

Les supports de presse ont d’abord pensé que la publicité en ligne permettrait de compenser les pertes de la publicité papier ; mais force est d’observer que ce n’est pas le cas. En un sens, puisque les bulles sont à la mode, on peut dire que Google a fait imploser l’énorme bulle publicitaire gonflée depuis 30 ans. Le marketing devient affaire d’algorithmes de profilage, et non d’esbroufe à la Séguéla et autres roitelets du marketing années 1980.

Pourquoi l’iPad apparaît-il comme le messie des éditeurs de presse dans ce contexte morose ? Parce qu’il est censé permettre le grand retour de l’offre payante. Et donc engager le grand basculement du modèle économique papier à son crépuscule vers un modèle numérique à son aurore. Il reste que c’est un pari. Pour deux raisons principales, que Filloux expose bien.

La première raison est l’attractivité de l’offre. L’internaute n’aime pas le payant, sauf si cela vaut le détour. Il faut donc développer un contenu qui ne soit pas une simple réplication du texte papier et qui corresponde aux nouvelles mœurs numériques (éditable, personnalisable, consultable de façon mobile, etc.). Au passage, les éditeurs français semblent découvrir le problème, si l’on en croit le journaliste : « La division numérique du New York Times compte environ 150 ingénieurs et techniciens, parmi lesquels quelques dizaines affectés aux applications pour l'iPad (…) Dans la presse française, la R&D est inexistante. Tout juste commence-t-on à s'organiser collectivement autour de Media 21, un think tank à l'objectif encore flou, piloté par le ministère de la culture ; un de ses premiers ateliers portera justement sur l'iPad. » Voilà bien l’efficacité française que le monde entier nous envie : ne vous étonnez pas si Joffrin pleure qu’il faut taxer Google

Ce que Filloux ne précise pas, c’est que l’iPad (comme l’iPhone) ne facilitera pas le travail des éditeurs de presse. Car Steve Jobs est un obsédé du contrôle, donc des formats propriétaires. Si le patron d’Apple décrète que le format flash d’Adobe est nul, les clients d’Apple seront privés du flash. Si le patron d’Apple décide que certaines applications doivent être censurées, elles disparaîtront du jour au lendemain de son réseau. Et ainsi de suite. (Ces pratiques féodales ne gênant pas trop les industriels de la presse, qui semblent prêts à étouffer leurs grands principes en échange d’une perspective de survie.) Tant que l’iPad est quasi-seul sur le marché de la tablette, ce n’est pas trop compliqué de construire une offre dédiée. Mais quand débouleront des concurrents interopérables (ou sur d’autres formats propriétaires comme le Kindle), il faudra multiplier les éditions du même contenu pour le rendre compatible avec chaque support. Personne n’est évidemment pressé d’arriver à cette situation qui sera aussi gênante pour le consommateur que coûteuse pour le producteur. Apple et les industriels de l’information ont donc le même espoir à court terme : que l’iPad triomphe comme l’iPod avant lui sur le marché de la musique, ce qui simplifierait grandement les choses en rendant le public captif d’une source principale. Un quasi-monopole privé, voilà qui arrangerait bien les uns comme les autres…

Reste que cette équation idéale a peu de chance de se réaliser, comme le rappelle Filloux : « Même s'il a démarré en fanfare au point de susciter une pénurie de production, Apple devrait vendre 5 à 7 millions d'iPad cette année et 10 à 12 millions l'année prochaine. En comparaison, la marque a vendu 85 millions d'iPhone et d'iPod Touch. Mais même ces chiffres restent ridicules par rapport à la taille de l'audience du Web : 1,8 milliard de personnes connectées, dont presque 700 millions pour la zone Europe - Etats-Unis, à fort pouvoir d'achat ».

La seconde raison d’être inquiet, du côté des éditeurs de contenu, c’est le prix. L’information est devenue gratuite : on part de cette réalité, qui s’est imposée en à peine dix ans comme une évidence massive pour les Internautes. La rendre plus attractive peut déclencher le tant attendu « consentement à payer », mais payer combien au juste ? Sur l’iPhone, « le prix moyen d'une application est de seulement 3,82 dollars (2,89 euros) » ; sur l’iPad, « pour l'heure, seulement une centaine d'applications d'information est disponible (…), et le prix moyen (hors abonnement éventuel aux contenus) stagne à moins de 5 dollars » : on est loin des 1 euro par jour ou 5 euro par semaine que demandent les quotidiens et hebdos papier. Les poids lourds américains vont tester le prix acceptable : ce devrait être par exemple 17 dollars par mois pour le Wall Street Journal. Mais ce prix sera évidemment proportionné à la popularité du support papier tel qu’il existe (son caractère de référence et/ou la quantité et la fidélité de ses lecteurs). Certains abordent la transition numérique dans de bien mauvaises conditions…

Filloux évite deux sujets sur lesquels je conclurai : l’intérêt du public et l’état de la presse.

Il est formidable d’observer, dans l’édition comme dans la presse, des industriels du contenu et du support en train de s’échanger des bons business plans. Mais enfin, l’internaute n’est plus tout à fait le consommateur béat des médias one-to-many. Le cœur de proposition de Steve Jobs et de ses amis lui apparaît assez clairement : « On va te faire raquer mon vieux ». Et pour cela, comme le processus a déjà largement commencé, assécher le contenu gratuit des grands sites d’information. Si un journaliste entame le refrain sérieusement éculé de « l’information professionnelle nécessaire à la démocratie », il est désormais aisé de lui répondre : produisez donc de l’information gratuite et le public n’en sera que mieux informé. Sinon, admettez que l’information est surtout nécessaire à votre survie économique, ce qui n’a rien de blâmable en soi mais évite le flonflon citoyen auquel plus personne ne croit. Avec ou sans iPad, l’intérêt du public sera de trouver de l’information gratuite de qualité. Je pronostique donc que le retrait des contenus gratuits des grands sites ne fera que renforcer les pure players gratuits (du type Rue89, Slate, etc.) et les blogs.

Enfin, si je ne suis pas vraiment disposé à m’apitoyer sur le sort des journalistes, particulièrement français, cela tient aussi à l’état lamentable de la presse, surtout de la presse hebdomadaire et quotidienne. Les rares fois où il m’arrive d’acheter ses titres, je constate que rien n’a changé depuis les années 1990 : les analyses sont peu profondes et peu variées, 80 % du contenu se retrouve quasiment à l’identique d’un titre l’autre, une certaine bourgeoisie de la pensée délimite le cercle des opinions exprimables et recevables, une certaine génération (et ses rares clones plus jeunes qu’elle) ressasse ses rengaines selon les paramètres d’un XXe siècle révolu. Répéter sensiblement la même chose ne demande pas de multiplier les supports. Peut-être que mon opinion est biaisée. Mais pour ceux qui la partagent, la survie de ce vieux monde n’est pas franchement une priorité, ni même une nécessité. 

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