Livre numérique: le virage, les blocages

Marin Dacos et Pierre Mounier, dont j’ai souvent signalé ou cité les travaux sur ce site (voir ici, ici ou ici), viennent de publier une tribune libre dans Le Monde consacrée à la situation du livre numérique et de l’édition électronique. Nous sommes dans une situation un peu paradoxale. D'un côté, la virage est pris: « Ca y est, elle est là, enfin ! La voici qui arrive après avoir tant été annoncée : la révolution numérique du livre. » D'un autre côté, la situation semble bloquée, suspendue, avec une offre francophone déjà marginale par rapport au marché anglo-saxon et une grande confusion du côté des principaux concernés, les éditeurs.

Comme l’observent les deux auteurs, « la situation actuelle est le point d'aboutissement de plus de dix ans d'attentisme et d'aveuglement. En refusant le web et son ouverture par crainte du piratage, en tentant de cloner le livre imprimé - sa représentation, ses usages de lecture, son mode de distribution et jusqu'à son modèle économique, sur le support numérique, en n'accordant pas une place primordiale à l'innovation et à l'imagination, les principaux acteurs du monde de l'édition se sont engagés dans une voie sans issue. » 

Même aujourd’hui, les éditeurs se focalisent sur des questions comme la TVA ou le prix unique ou les procès Google, alors que les enjeux sont bien plus larges. Trois acteurs géants ont occupé le marché – Google, Apple, Amazon – et ils tendent à imposer leur loi. Par exemple, et nous l’avions signalé ici, Amazon ou Apple peuvent recourir à la censure, éliminer un fichier à distance dans le reader, surveiller ce que les lecteurs annotent dans leurs livres : cette situation n’est probablement pas supportable à long terme, quand le public s’apercevra de sa captivité nouvelle. Les éditeurs ne peuvent donc pas se féliciter des tablettes propriétaires, qui leur garantissent la sécurité du fichier mais qui heurtent les habitudes des consommateurs.

De surcroît, les éditeurs n’ont pas été capables de monter une alternative aux géants de l’Internet : « les plateformes de distribution des livres numériques proposées par les groupes d'édition se caractérisent par leur isolement et surtout le prix exorbitant des ouvrages (10 % à 20 % moins cher que les livres imprimés au mieux) qu'ils proposent à la vente : elles ne constituent pas une alternative crédible. » Toujours par souci de contrôle vertical, Hachette, Gallimard et d’autres ont voulu chacun développer leur plateforme de diffusion numérique : ces usines à gaz fragmentées ne fonctionnent pas et, en tout état de cause, elles augmentent inutilement les coûts au détriment des lecteurs (comme des auteurs en dernier ressort, le livre est plus cher, se vend moins et le coût des étapes imposées est autant de royalties échappant aux créateurs, comme dans le système de la chaîne papier où l’auteur touche peu pour financer tous les intermédiaires).

Marin Dacos et Pierre Mounier fixent les trois qualités minimales d’un livre numérique en adéquation avec son écosystème, à savoir la « culture web » :

« - Lisible : il doit reposer sur des formats ouverts et standards permettant sa transmission d'une machine à l'autre et sa conservation dans le temps. Il doit être recomposable et adaptable du fait de ces formats sur tous les systèmes possibles.
- Manipulable : il doit être indexable et interrogeable. Il doit permettre au minimum le copier-coller et l'annotation. Il doit permettre les recompositions et les modifications selon les envies du lecteur.
- Citable : il doit pouvoir être retrouvé par tous les chemins dans la masse quasiment infinie d'information aujourd'hui disponible, ce qui signifie qu'il doit disposer au minimum d'un identifiant unique, d'une adresse pérenne sur Internet et d'une description riche et utilisable. »

On en est loin aujourd’hui, tant pour les contenus que pour les liseuses. Le problème est notamment qu’une vision concurrentielle et court-termiste pousse les fabricants comme les éditeurs à multiplier les obstacles à la fluidité du texte et à la liberté du lecteur : imposer des DRM, laisser le livre dans les nuages (les serveurs), choisir des formats propriétaires non interopérables, compliquer le téléchargement depuis des sites d’un compétiteur... Il est tout de même incroyable d’observer que la seule crainte de la copie privée pousse les producteurs à considérer a priori le public comme un ennemi plein de mauvaises intentions et dont il faut compliquer la vie. Ce n’est plus le « client roi », mais le « client esclave » de la paranoïa des entreprises !

Google Edition, qui arrivera en juillet en France, semble a priori le mieux placé (le moins mal placé) pour offrir un choix large et simple, évitant notamment les écueils propriétaires d'Apple ou d'Amazon. Mais Google a privilégié la quantité sur la qualité, donc tout ce qui relève de l’indexation « intelligente » ne sera sans doute pas au point. Et comme nombre d’éditeurs français ont été échaudés par la numérisation « en force » depuis les bibliothèques américaines, le contenu francophone risque d’être pauvre, comme c’est déjà le cas sur Apple et Amazon.

Conclusion de Marin Dacos et Pierre Mounier : « Les enjeux ne sont pas seulement économiques, ils sont aussi culturels et politiques. Car de l'existence d'un marché de l'édition dynamique et varié évitant l'étouffoir oligopolistique, dépendent rien moins que l'avenir de la diversité culturelle, de la liberté d'expression et de la qualité du débat public. »

Enjeu politique, en effet. L’État est interpellé par les éditeurs pour la TVA et le prix unique, il accorde de nombreux soutiens directs ou indirects à l’édition papier, il prendra à sa charge une bonne part de la numérisation des œuvres orphelines du XXe siècle laissées à l’abandon par les maisons d’édition… Cet État intervient donc déjà sur ce marché du livre au nom du bien public et des citoyens. Il gagnerait à pratiquer le donnant-donnant et notamment à combattre les tentatives de reproduction des oligopoles qui se dessinent aujourd’hui : la traduction serait un livre numérique cher (socialement inéquitable) et difficile d’accès (culturellement appauvri), ce qui était déjà souvent le cas du livre papier à son âge industriel. La traduction probable sera aussi une pratique massive du piratage, une forme de conflit (sur la propriété) que l’autorité publique est censée prévenir au lieu de le favoriser.

A lire aussi : Dacos M, P Mounier (2010), L’édition électronique, Découverte.

6 commentaires:

  1. Krane (haineux égaré etc..)13 mai 2010 à 22:42

    Cher Iphone...vous ne pouvez pas échapper à la personne.

    L'impersonnel ne dit pas toute la vérité.

    ;)

    RépondreSupprimer
  2. L'impersonnel qui est le parti-pris naturel (j'insiste sur le naturel) de Iphone , ne mène à rien et ne vaut rien.

    C'est l'impersonnel qui mène le monde...mais très superficiellement...car ce n'est rien.

    :)

    RépondreSupprimer
  3. (Krane) Quel rapport avec le contenu de l'article ci-dessus? L'impersonnel et la vérité, c'est vaste comme sujet...

    RépondreSupprimer
  4. Il faut le temps à tous les partis de se mettre d'accord... Je trouve la lecture numérique très intéressante et pratique personnellement (abonné izneo) Au vu de tous les supports qui commencent à jouer le jeu (pour entrer dans le marché) on arrivera bientôt à un format standard et à un revenu/coût équitable.

    RépondreSupprimer
  5. Accordez votre participe passé s.v.p.

    Mon i-phone m'a tué.
    Google m'a cherché.

    Merci

    RépondreSupprimer
  6. (anaonyme) Impossible, faites une recherche Google "m'a tuer" et vous retrouverez l'origine de ce curieux accord, né d'un fait divers dont une vieille femme et un jardinier furent victimes (j'essaie par ailleurs de respecter les participes passés dans le texte courant, bien sûr).

    RépondreSupprimer