Arnaud Nourry dans le texte

Après Gallimard, Arnaud Nourry (Hachette) donne sa vision de l’iPad et du livre numérique dans un entretien au Nouvel Observateur. Mes lecteurs connaissent mon ami Nourry dont j’ai critiqué la politique de prix, ainsi que le chiffrage bizarroïde du bilan carbone du livre papier comparé aux liseuses… Comment son discours a-t-il évolué ?

« L'information est facilement substituable d'un site à l'autre, donc difficile à faire payer. Nous, éditeurs, avons la chance de vendre des contenus exclusifs et donc irremplaçables. Quand vous voulez acheter un livre, c'est celui-là et pas un autre. Cette exclusivité protège notre modèle économique et nous a permis de résister à la pression des distributeurs américains quand ils ont voulu casser les prix des livres numériques. »
Commentaire. L’argument est connu : les méchants Apple, Amazon et Google veulent casser les prix et vendre à perte, les valeureux éditeurs maintiennent le cap pour sauver les auteurs et les libraires. (Le lecteur est une vache à lait, il fait vivre tout ce beau monde et doit accepter ces débats sans moufter). Cette rhétorique repose sur un déni initial : le livre numérique est nettement moins coûteux à produire et surtout à distribuer que le livre papier. Les éditeurs industriels tentent de faire croire que le livre numérique est coûteux ce qui est faux (voir l’étude récente du MOTIf) : les surcoûts inutiles viennent de leurs DRM, de leur refus de proposer un simple contenu homothétique pour les livres qui s’y prêtent (les deux-tiers du marché), et surtout de leur volonté de contrôler la distribution (ce qui impose tous les frais d’une étape supplémentaire entre l’auteur et le lecteur, comme la plateforme Numilog pour Hachette). Enfin, dans nombre de domaines (guides, essais, beaux-livres et même roman contemporain), il est faux que l'on veut acheter tel livre en particulier : à côté des auteurs auxquels on est fidèle, de nombreuses lectures relèvent de l'opportunité et de la découverte. Les auteurs dont les éditeurs imposent un prix élevé pour la version numérique doivent s'attendre à une rude concurrence du gratuit ou du très bas prix. 

« Notons le plus important : le marché du numérique n'a pas cannibalisé celui du papier. Les ventes de nos auteurs n'ont pas baissé en librairie depuis deux ans. Ce ne sont pas les mêmes acheteurs. Peut-être y aura-t-il un effet sur les ventes des livres de poche ? »
Commentaire. Cet argument n’a guère de portée : le numérique représente actuellement moins de 5 % du marché global du livre aux États-Unis et au Royaume-Uni, moins de 0,5 % en France selon Serge Eyrolles (SNE). Même sur le Kindle Store ou l’iBookStore, l’offre éditoriale numérique reste très faible par rapport à l’offre papier, qu’il s’agisse des livres nouveaux et plus encore du fond des livres anciens. La « cannibalisation » est inévitable à mesure que l’équipement en liseuse et la disponibilité en numérique progressent.

« Les coûts de fabrication sont inférieurs et (…) la lecture électronique n'est pas naturelle : à prix égal, la plupart des gens préfèrent le papier. Il faut donc consentir un avantage au lecteur pour déclencher l'achat. En France, il faut que nous visions pour le numérique des tarifs de 20 % à 25 % inférieurs aux tarifs des livres traditionnels. »
Commentaire. Numilog va devoir faire un effort : quand j’ai testé les prix de leur vitrine le mois dernier, la décote sur les dix livres mis en avant était de… 7,7%. Et un ouvrage comme Les Fourmis de Werber, disponible en poche depuis de nombreuses années, était initialement proposé sur iPhone à 17,99 euros soit une hausse de 300 % par rapport au prix papier ! Je n’ai pas revérifié ces données depuis, mais nous sommes pour le moment loin des 25 %. Le problème est surtout que les enquêtes lecteurs montrent une attente à 50 % de ristourne minimum, et celle-ci est parfaitement justifiée.

« Pour l'instant, la loi Lang sur le prix unique ne concerne pas les livres numériques. Nous sommes cependant favorables à l'extension de la loi Lang à ce marché, car nous ne voulons pas que nos livres et nos auteurs deviennent la proie de bagarres commerciales entre les différents revendeurs numériques ou un simple produit d'appel pour pousser les ventes de lecteurs numériques au prix fort. »
Commentaire. L’extension de la loi Lang serait probablement une erreur, comme je l’avais exposé ici, après avoir écouté l’intervention de Françoise Benhamou au Sénat. L’objectif principal du prix unique (papier) de cette loi Lang était de soutenir le maillage territorial des librairies : cela n’a pas de sens pour les livres numériques puisque l’Internet sera désormais le lieu virtuel de leur circulation. En revanche, le prix unique signifie un livre artificiellement cher, ce qui est socialement et culturellement contreproductif. La révolution du poche doit être achevée par le numérique, avec des livres contemporains rapidement accessibles à quelques centimes ou quelques euros, s’ils ne sont pas gratuits. Le prix n’est certes pas le seul facteur d’incitation ou de désincitation à la lecture, mais il est absurde d’en faire encore une barrière socio-économique alors que nous avons la possibilité d’un accès universel et quasi-gratuit.

« Les libraires se préparent à cette évolution et nous allons les y aider : ils pourront profiter du catalogue numérique commun des trois principales plates-formes des éditeurs français pour vendre eux-mêmes nos livres sous forme numérique. Ainsi, les clients attachés aux conseils de leur libraire habituel pourront-ils acheter et télécharger sur place ou sur le site de ce libraire (…) Cela va plus vite que nous ne l'imaginions mais, comme nous étions prêts et que nous avions réussi à créer un écosystème vertueux, je suis plutôt optimiste pour la suite. Cette mutation est passionnante une fois qu'on est dedans. Et je le répète aux libraires français : ils ne doivent avoir aucun doute. Tous les acteurs français du livre tiennent au maintien du réseau de librairies indépendantes. »
Commentaire. Contrairement à Gallimard, Hachette sera présent sur l’iPad. Raison pour laquelle une bonne moitié des propos d’Arnaud Nourry est consacrée (implicitement ou explicitement) à rassurer les libraires, qui sont encore indispensables à Hachette (et aux autres) pour le marché papier. Je ne peux que répéter ce que je disais hier en commentant Gallimard : cette idée que le libraire sera un intermédiaire incontournable du livre numérique est une absurdité pure et simple, au mieux un aveuglement et au pire une hypocrisie. C’est un peu comme si l’on prétendait en 2000 que le disquaire est indispensable pour aider le client à choisir dans l’offre pléthorique de musique. Ou que le magasin de vidéo en DVD sera irremplaçable pour aider le pauvre spectateur face à l’abondance de la VOD. Matériellement, le libraire est incapable de lire les 60.000 nouveautés annuelles (ou 600.000 livres disponibles), ce qui rend la valeur de son conseil très relative. Ce n’est pas le cas de la communauté des internautes prise dans son ensemble : celle-ci peut et pourra au contraire produire des commentaires, des conseils et des critiques sur tous les livres, même les plus confidentiels. C’est une des conséquences très intéressantes de la révolution numérique du livre : les lecteurs prennent la parole, se libèrent des « experts » ou des « intermédiaires », permettent éventuellement de faire connaître des auteurs n'ayant pas le chance de plaire aux médias centraux (ou... aux libraires).

Conclusion : Nourry comme Gallimard n’ont pas un mot pour le lecteur, et à peine un demi pour l’auteur, qui sont pourtant l’alpha et l’omega de l’édition. La « chaîne du livre » mérite son nom : si elle n’a d’autre discours que la défense de ses profits parasites, elle doit être brisée. 

2 commentaires:

  1. L'industrie du livre est en train de répéter la même erreur que celle du disque : s'accrocher à son business model inadapté et dépassé! Une cécité pareille, cela laisse songeur...

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  2. Je suis aussi surpris que vous. Même d'un point de vue commercial (en admettant que l'éditeur est un industriel et non un passeur), cette attitude est suicidaire, tout se passe en effet comme si nous ne sortions pas d'une décennie de désastre du disque. J'ignore ce qui se trame dans la tête de ce beau monde, je soupçonne que l'élite éditoriale (comme c'est le cas dans nombre d'entreprises) est totalement déconnectée de l'évolution des pratiques et des mentalités sur le Net, envisagé comme un territoire inerte de consommation, avec quelques méchants pirates parmi les gentils moutons. Sauf à changer d'état d'esprit, elle court au naufrage...

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