Les coûts de production du livre numérique (et les non-dits des éditeurs)

La semaine dernière au Sénat, Serge Eyrolles (président du Syndicat national de l’édition) assurait encore que le livre numérique est très cher à produire, plus qu’un livre papier ne l’est à imprimer. Une étude du MOTIf (Observatoire pour le livre et l’écrit en Ile-de-France) vient préciser la question. Hervé Bienvault propose un chiffrage en ordre de grandeur, issu d’une enquête auprès des éditeurs ou de leurs prestataires de service spécialisés.

Le prix de revient a été analysé pour cinq types de livre : roman, essai, beau livre, guide pratique et BD. Il a par ailleurs été distingué selon qu’il s’agit de la numérisation d’un livre ancien disponible seulement en papier, de l’exploitation d’un livre ancien déjà disponible en numérique ou de la sortie de production d’une nouveauté. A cela s’ajoute l’option livre « homothétique » (identique au papier) ou « augmenté » (la ligne des « coûts mutimédia »). Voici donc les chiffres :

La ligne la plus intéressante est celle de la « production d’une nouveauté » : on observe ainsi que le prix de revient moyen hors enrichissement multimédia va de 151 euros (roman) à 513 euros (guide, beau livre). Une somme relativement modique pour un industriel de l’édition –rappelons que le livre est le premier marché des biens culturels, loin devant la musique, la vidéo ou le jeu, de sorte que l’oligopole dominant a largement de quoi amortir la transition numérique. Dans l’ensemble, le surcoût de la production numérique est modéré contrairement à ce que prétendent les éditeurs pour justifier leur retard à l’allumage. Pour les genres populaires que sont le roman, l’essai d’actualité ou la BD (environ 40% du marché à eux seuls), la mise à disposition du simple contenu « homothétique » (sans enrichissement) représente un prix de revient très faible. Les auteurs seraient avisés de demander à leurs éditeurs des comptes exacts ; et les lecteurs aussi.

A ce coût de production s’ajoute le coût de distribution. Le frais de marquage par DRM est de 0,40 euro par exemplaire, mais les DRM sont en voie de disparition dans la musique et la vidéo, vu la gêne importante occasionnée pour le public « légal ». Un distributeur final comme Amazon ou Apple prend 30 % soit bien moins que les 36 % du détaillant (libraire) et 20 % du distributeur, pour le livre papier. Ce n'est donc pas cela qui justifie le maintien d'un prix élevé.

Il est à noter que ces 30 % de marge des distributeurs sont encore bien trop importants : Amazon, Google ou Apple se contentent de mettre dans les tuyaux, prélever 30 % du prix paraît exorbitant. S’il n’y a pas de prix unique du livre numérique, les plateformes de distribution moins gourmandes pourront probablement émerger. Inversement, en limitant la marge de manœuvre du distributeur par rapport au prix fixé par l’éditeur (modèle actuel du contrat de mandat), le prix unique serait pénalisant pour le lecteur et impliquerait un livre numérique artificiellement cher. Là comme ailleurs, on aurait tort de reproduire sans réfléchir un modèle ancien : le prix unique de la loi Lang visait avant tout à soutenir les libraires et l’ancrage territorial du livre papier, et il n’a nullement empêché la dérive de best-sellerisation du marché ; sur le livre numérique, le prix unique ne pourra soutenir l’égalité géographique (puisque les flux sont délocalisés et dématérialisés) et il ira à l’encontre de l’égalité sociale (en rendant le livre plus cher, notamment par manque de concurrence entre les distributeurs qui se goinfrent à 30%).

Les éditeurs souhaitent conserver la mainmise de leur fichier et cela ajoute un frais supplémentaire : l’étape intermédiaire d’une plateforme de diffusion (Numilog, Eden-Livres, etc.). Elle est aussi défendue par les libraires traditionnels. On observera que cette étape n’est nullement indispensable si les fichiers sont marqués, soit par des DRM des distributeurs propriétaires (ce que font Apple et Amazon, ce que ne fera pas Google Editions) soit par watermarking. Les éditeurs et libraires ne le disent pas, mais ils font payer aux lecteurs et aux auteurs leur volonté obsessionnelle de contrôle de la filière numérique. Le numérique est cher parce que la chaîne papier veut obstinément y reproduire des étapes qui sont désormais inutiles. C’est aux distributeurs (librairies en ligne) de s’organiser pour proposer le catalogue le plus large, donc le plus attractif : le lecteur ira là où il a le plus de choix. Et non pas aux éditeurs de mettre en place une plateforme unique de diffusion, dont l’effet sera probablement un « ticket d’entrée » élevé et inaccessible pour de nombreuses petites maisons d’édition, ainsi qu’un surcoût (estimé à 20% par le MOTIf) dans la production du livre.

Conclusion : les dinosaures du papier sont empêtrés dans un modèle économique ancien qui alourdit inutilement la production et la diffusion du livre numérique, celle-ci étant en soi peu coûteuse. Les prochaines années verront à n’en pas douter un nombre croissant d’auteurs se tourner vers d’autres voies plus souples et, dans certains cas, plus rémunératrices. Pour tout les lecteurs ayant fait le choix du numérique, l’offre papier sera un frein. Sauf si les éditeurs admettent que le coût de revient très faible de certains livres peut se traduire par un prix facial très faible aussi, moins de la moitié du prix d’un livre papier. Et s’ils abandonnent leurs vieilles habitudes de contrôle vertical du marché.

Comme je le disais à l’un de mes lecteurs (RLZ) dans un échange, les éditeurs font par ailleurs une erreur s’ils croient que dans un premier temps (années à venir) le lecteur cherchera des livres « augmentés » (par des fonctions diverses permises par le numérique) plutôt que des livres « homothétiques » (simples reproductions mais moins chères des nouveautés, notamment dans les secteurs porteurs que sont la BD, le livre de jeunesse, le roman et l’essai d’actualité). Si je puis me permettre une métaphore que l’on jugera incongrue dans le noble domaine de l’esprit, c’est « l’effet Logan ». Les constructeurs automobiles croyaient que cette voiture bas de gamme et pas chère n’intéresserait que les pays émergents, ils ont fini par la vendre partout vu l’engouement pour un modèle à bas prix. Le roman, c’est pareil : vu le fréquent déplaisir que j’ai à lire des nouveautés, je préfère les payer 8 plutôt que 17 euros. Et pourquoi pas les acheter au chapitre, vu que j’abandonne souvent vers le tiers de l’ouvrage par ennui profond face à un style, une intrigue et une ambiance qui n’éveillent rien en moi. Une vidéo de l'écrivain m'expliquant son inspiration, cela ne m'intéresse pas : je cherche avant tout un texte capable de me remuer par sa seule puissance évocatrice, pas un bonus de promotion télé.

En restant dans l’édition, on peut aussi évoquer « l’effet poche » : accueillis fraîchement voici 50 ans, ils représentent environ 30 % du marché du livre car bon nombre de gens cherchent systématiquement le prix le plus bas. Et ce sera valable pour le livre numérique : une bonne part du public attend des nouveautés 50 à 60 % moins chères, pas des livres aussi chers ou presque que le papier sous le seul prétexte qu’il y aura un entretien vidéo avec l’auteur ou le genre de « bonus » que l’on trouve dans les DVD. Dans la phase actuelle, le livre « enrichi » ou « augmenté » trouve sa principale raison d’être dans certains domaines (par exemple guides pratiques, scolaire, universitaire). Il deviendra la norme pour tous les genres quand le numérique sera lui-même la norme de la sortie nouveauté en édition.

1 commentaire:

  1. Bonjour,

    RLZ est parfaitement d'accord pour distinguer le livre homothétique du livre enrichi, et également pour dire qu'il ne croit pas lui non plus au livre enrichi.
    travaillant dans le "beau livre" je ne crois pas non plus au ebook, même si nous somme près depuis des années, nos livres existes sous forme homothétique, et je me pose la question de les vendre comme tel sur le net. J'ai bien envie d'essayer.

    A+

    RLZ

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