Le droit d’auteur repose sur une présomption d’interdiction généralisée : le lecteur, l’auditeur ou le spectateur se voit a priori interdire la reproduction, la diffusion, la représentation, la modification, la continuation et la commercialisation d’une œuvre. Pour l’essentiel, ces interdits relèvent du domaine commercial (droit d’exploitation) : c’est en réalité l’éditeur qui les a progressivement imposés, afin d’extraire une valeur marchande d’un bien rare. Lancées à la fin des années 1990 à l’initiative du juriste Lawrence Lessig, les licences Creatives Commons (CC) reposent sur un choix inverse : l’auteur définit volontairement les droits du lecteur. Aux « tous droits réservés » se substitue le principe « certains droits réservés ».
Dans une licence CC, deux droits sont imposés au départ : l’auteur a un droit de paternité (propriété intellectuelle au sens moral), l’usager un droit de reproduction (incluant l’échange entre pairs). Les autres options des licences CC sont optionnelles et décidées par l’auteur : celui-ci autorise ou non la commercialisation, la modification, l’agrégation à d’autres travaux. De même, il impose ou non un respect des conditions à l’identique : par exemple, si un auteur autorise la modification et la non-commercialisation de sa création, et s’il prend l’option partage à l’identique, aucune personne modifiant ultérieurement ce texte ne peut revenir sur ce choix. Les six contrats différents sont détaillés ici.
Les licences CC s’inspirent de l’Open Source dans le logiciel libre, et s’inscrivent dans le mouvement copyleft considérant l’Internet comme un domaine public et les biens informationnels comme des biens communs, avec un droit d’accès des usagers. Les CC sont mieux adaptées que les licences Open Source aux créations texte, musique et vidéo. Wikipedia et Wikimedia ont choisi les contrats CC. Il en va de même pour des sites comme In Libro Veritas, proposant plus de 12.000 œuvres originales en lecture libre, ou encore pour le réseau des blogs Al Jazeera.
À mesure que le support numérique s’impose sur les anciens supports analogiques, les auteurs et artistes ont donc le choix entre deux attitudes diamétralement opposées vis-à-vis des futurs consommateurs de leurs œuvres : liberté de diffuser ou obligation d’acheter. La plupart des éditeurs et producteurs ne veulent évidemment pas entendre parler des licences CC, puisque leur commerce consiste à rentabiliser l’œuvre en créant une rareté désormais artificielle et en imposant un contrôle kafkaïen à trois étages : le droit d’auteur ou copyright (propriété intellectuelle de droit commun), le DRM (digital right management, protection technique du fichier), la surveillance et répression (instance type Hadopi).
Dans le domaine du livre, l’existence des CC est un argument supplémentaire pour que l’auteur négocie avec son éditeur un contrat numérique fondé sur une limitation de la cession des droits d’exploitations (voir ici et ici). L’écrivain peut toujours souhaiter faire l’expérience d’une commercialisation sous copyright et, si celle-ci ne lui rapporte quasiment rien (ce qui est le cas pour la grande majorité des œuvres publiées), il peut décider de passer son œuvre en CC et lui permettre ainsi une diffusion potentielle plus large.
Par ailleurs, les auteurs peuvent s’accorder avec leurs éditeurs pour faire une diffusion payante et traditionnelle sur papier doublée d’une diffusion libre sur Internet. Chris Anderson a publié une version libre (texte et audio) de Free : The Future of A Radical Price en 2009, ce qui ne l’a pas empêché de figurer plusieurs semaines dans la liste des best-sellers papier de son pays. Cinq ans plus tôt, en 2004, l’ouvrage Du bon usage de la piraterie de Florent Latrive avait été imprimé en papier chez Exils bien que le contenu intégral soit gratuitement disponible sur Internet. Il faut croire que cela n’a pas nui au succès de l’essai, puisque La Découverte a même édité une version poche en 2007. Dans la musique, les exemples sont innombrables, soit de parfaits inconnus ayant trouvé le succès en diffusant depuis Myspace ou YouTube, soit de stars reconnues (RadioHead, Prince) ayant distribué un album gratuitement ou à prix libre, soit encore de chanteurs et groupes encourageant ouvertement leurs fans à la copie privée.
Rappelons que pour l’édition de texte, l’absurde copyright à durée plus que séculaire, donnant à l’éditeur des droits jusqu’à 70 ans (voire près de 90 ans dans certaines circonstances) après la mort de l’auteur, aboutit à ce que des millions d’œuvres orphelines du XXe siècle, non exploitées commercialement et dont les ayants-droit sont inconnus, ne peuvent aujourd’hui être versées dans le domaine public.
La co-existence du copyright et du copyleft pousse également l’auteur et l’artiste à prendre leur responsabilité vis-à-vis de leur public. Avec un risque d’image qui deviendra de plus en plus manifeste pour le choix exclusif du copyright, puisque contrairement à bon nombre d’autres professions, l’auteur et l’artiste sont censés puiser leur inspiration dans des motifs nobles et désintéressés… qu’ils mettent d’ailleurs très volontiers en avant lorsqu’on les interroge à ce sujet. Pas un d’entre eux n’affirme cyniquement qu’il fait ce métier dans le seul but d’accumuler une fortune ; de fait, il est douteux qu’une telle finalité suffise à soutenir une œuvre créatrice dans le domaine de l’esprit.
Se montrer solidaire des tentatives de criminalisation de son public menées par les industries et les Etats délivre donc un message de défiance ou de mépris, évidemment incompatible avec la posture du créateur généreusement dévoué à susciter les émotions ou éveiller l’intelligence de ce même public. C’est d’autant plus vrai que les travaux empiriques ne montrent pas une chute dramatique des revenus lorsque le secteur marchand est confronté à l’échange entre pairs (voir ici notre recension de Oberholzer-Gee et Strumpf 2010). Mais bien sûr, cela suppose de la part d’un éditeur d’inventer et de proposer de nouveaux modèles économiques à ses auteurs… ce qui n’est pas le cas pour le moment, l’imagination infertile de ces éditeurs étant bornée à la surprotection des fichiers et à la répression du piratage.
Référence citée : Dacos M, P Mounier (2010), L’édition électronique, Découverte.
Nota : Comme l’a relevé le site Numerama, vous ne risquez pas de trouver des informations sur les Creative Commons et la licence libre en vous rendant à l’exposition de la Cité des sciences et de l’industrie sur la contrefaçon, ouverte cette semaine. Isabelle Vodjdani, du collectif Libre Accès, avait initialement négocié avec les organisateurs la présence d’un volet dédié à l’explication du libre et de ses enjeux. Mais quelques jours avant l’ouverture, les commissaires ont fait marche arrière : « Notre partenaire principal, l’INPI, est farouchement opposé à ce que l’exposition donne la parole aux défenseurs du "libre". Nous avons essayé de discuter et d’argumenter avec eux mais l’INPI reste intransigeant sur sa position. Nous sommes donc obligés, avec grand regret, de ne pas présenter votre parole que vous aviez, aimablement, accepté de rédiger et d’enregistrer". L’INPI et la Cité des sciences, deux établissements publics, censurent donc l’information sur les formes nouvelles de la propriété intellectuelle. Dans un communiqué, les deux organismes assurent que cette décision est pleine de bonnes intentions : « Nous avons finalement choisi de ne pas aborder le thème du logiciel libre dans cette exposition sur la contrefaçon afin d’éviter toute confusion et mélange des genres entre libre et contrefaçon, pour un public non-initié. Il ne s’agit donc en aucun cas d’une censure mais d’un souci légitime de clarté. » L’argument est plutôt comique : le meilleur moyen de faire œuvre de pédagogie pour le « public non-initié » serait précisément d’expliquer en quoi le libre et la contrefaçon diffèrent (et en quoi la contrefaçon prospère sur les prétentions exorbitantes de contrôle de la propriété intellectuelle).
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