Read/Write Book : mise en bouche

« En entrant dans l’ère de l’informatique en réseau, le livre semble appelé à devenir de plus en plus réinscriptible. Il n’est plus seulement séquentiel comme autrefois, dans cette fameuse chaîne du livre qui mène de l’amont vers l’aval en ligne droite. Il est aussi réticulaire. Comme un oignon, il se pare de multiples couches, un ensemble d’informations ajoutées par des dizaines de métiers différents, qui participent à une vaste entreprise d’enrichissement documentaire, et par des auteurs secondaires qui, par leurs inscriptions, contribuent, à toutes les étapes de la vie du texte, à enrichir la grille de lecture du texte, à ajouter des strates supplémentaires au texte initial.

Le livre devient inscriptible, dans un système d’information riche, polymorphe, mouvant et encore très fragile. C’est le Read/Write Book, expression proposée par Hubert Guillaud, sur le modèle du magnifique Read/Write Web. Le livre qui s’écrit et qui se lit. Ou bien le livre qui se lit puis qui s’écrit. Comme on voudra. Les inquiets y verront la disparition des figures de proue du navire livre : l’auteur, l’éditeur, le libraire. Et, trop souvent, de dénoncer Wikipedia comme le paroxysme de la démocratie des médiocres et de l’absence de hiérarchie, d’ordre et de valeurs. La transposition sur internet de l’ancienne prophétie concernant les quinze minutes de célébrité offertes à chacun. Ce contre-sens est lié à la confusion entre l’encyclopédie des Lumières et l’encyclopédie collaborative, en train de se faire, du xxiesiècle. Les autres y voient un enrichissement historique, qui se dotera peu à peu de repères, de règles, de lieux, de formes et de codes. Et qui nécessite la mise en place de grilles de lecture. La «prison de papier», selon l’expression de Christian Vandendorpe, dans laquelle le livre avait atteint son âge d’or, pourrait donc céder la place à un écosystème inédit, vivant et puissant. »

Ce texte est un extrait de l’introduction de Read / Write Book. Le livre inscriptible, un livre collectif dirigé par Marin Dacos, en libre accès HTML ou accès payant ePub / pdf (Cléo 2010).

Outre cette introduction, le livre propose 16 textes (Hubert Guillaud, Alain Pierrot, Bob Stein, Nova Spivack, Joël Faucilhon, Milad Doueihi, Philippe Aigrain, Robert Darnton, Tim O'Reilly, Andrew Savikas, Fabrice Epelboin, André Gunthert, Pierre Mounier, Janet Stemwedel, Antoine Blanchard,Jean Sarzana) organisés en trois sections :
le livre électronique est un texte (sur le retour au texte permis par l’édition numérique et les usages pluriels qui vont se développer dans un proche avenir) ;
• monopolivre (sur la bataille industrielle entre anciens et nouveaux acteurs, la propriété intellectuelle, la criminilisation de la copie libre)
• édition électronique scientifique (sur le secteur qui a inventé l’Internet, dont les publications sont déjà largement dématérialisées, certaines libres, d’autres payantes… et même très chères !).

Marin Dacos, dont je commentais voici peu un entretien accordé à Libération, est aussi le co-auteur avec Pierre Mounier d’un livre de synthèse remarquable sur L’édition électronique (Découverte, 2010), venant de paraître et que j’aurai l’occasion de recenser. Les équipes rassemblées autour de ces chercheurs produisent les réflexions les plus intéressantes qu’il m’a été donné de lire depuis mes découvertes de Lessig et Benkler sur l’évolution de l’Internet en lien avec l’édition et la propriété intellectuelle. On peut consulter notamment les sites suivants : L’édition électronique ouverte et Homo numericus.

Enfin, on mettra les réflexions du Cléo en lien avec celles que faisait Roger Chartier dans son texte sur les trajectoires de l’écrit (Du codex à l’écran), dont je vous livre pour conclure quelques extraits, en vous conseillant d’en lire la source dans son intégralité. Elles illustrent les évolutions du texte dont je vous parlais hier :

« La révolution du texte électronique sera elle aussi une révolution de la lecture. Lire sur un écran n'est pas lire dans un codex Si elle ouvre des possibilités neuves et immenses, la représentation électronique des textes modifie totalement leur condition : à la matérialité du livre, elle substitue l'immatérialité de textes sans lieu propre ; aux relations de contiguïté établies dans l'objet imprimé, elle oppose la libre composition de fragments indéfiniment manipulables ; à la saisie immédiate de la totalité de l'oeuvre, rendue visible par l'objet qui la contient, elle fait succéder la navigation au très long cours dans des archipels textuels sans rives ni bornes. Ces mutations commandent, inévitablement, impérativement, de nouvelles manières de lire, de nouveaux rapports à l'écrit, de nouvelles techniques intellectuelles. Si les précédentes révolutions de la lecture sont advenues alors que ne changeaient pas les structures fondamentales du livre, il n'en va pas de même dans notre monde contemporain. La révolution entamée est avant tout, une révolution des supports et des formes qui transmettent l'écrit. En cela, elle n'a qu'un seul précédent dans le monde occidental : la substitution du codex au volumen, du livre composé de cahiers assemblés au livre en forme de rouleau, aux premiers siècles de l'ère chrétienne. (…)

Non seulement le lecteur peut soumettre le texte à de multiples opérations (il peut l'indexer, l'annoter, le copier, le démembrer, le recomposer, le déplacer, etc.), mais, plus encore, il peut en devenir le co-auteur. La distinction, fortement visible dans le livre imprimé, entre l'écriture et la lecture, entre l'auteur du texte et le lecteur du livre, s'efface au profit d'une réalité autre : celle où le lecteur devient un des acteurs d'une écriture à plusieurs voix ou, à tout le moins, se trouve où en position de constituer un texte nouveau à partir de fragments librement découpés et assemblés. Comme le lecteur du manuscrit qui pouvait réunir dans un seul livre des oeuvres de nature fort diverses, rapprochées dans un même recueil, dans un même libro-zibaldone, par sa seule volonté, le lecteur de l'âge électronique peut construire à sa guise des ensembles textuels originaux dont l'existence et l'organisation ne dépendent que de lui. Mais, de plus, il peut à tout moment intervenir sur les textes, les modifier, les récrire, les faire siens. On comprend, dés lors, qu'une telle possibilité met en question et en péril les catégories qui sont les nôtres pour décrire les oeuvres, rapportées depuis le XVIIIe siècle à un acte créateur individuel, singulier et original, et qui fondent le droit en matière de propriété littéraire. La notion de copyright, entendue comme le droit de propriété d'un auteur sur une oeuvre originale, produite par son génie créateur (la première occurrence du terme est de 1728) s'ajuste fort mal aux modes de constitution des banques de données électroniques. (…)

Le texte électronique autorise, pour la première fois, de surmonter une contradiction qui a hanté les hommes d'occident : celle qui oppose, d'un côté, le rêve d'une bibliothèque universelle, rassemblant tous les livres jamais publiés, tous les textes jamais écrits, voire, avec Borges, tous les livres qu'il est possible d'écrire en épuisant toutes les combinaisons des lettres de l'alphabet, et, de l'autre, la réalité, forcément décevante, de collections qui, aussi grandes soient-elles, ne peuvent fournir qu'une image partielle, lacunaire, mutilée du savoir universel. »

1 commentaire:

  1. Bonjour,

    plaisir de vous lire, et de réfléchir en même temps (Ah ! serais-je capable de faire simultanément deux choses ?).

    Pourriez vous (rien que pour me faire plaisir), fouetter davantage le style, provoquer encore plus le fin sourire, et même le rire énorme ?

    J'avoue être très bête, même si parfois j'arrive à faire deux choses en même temps (par ex. nouer un lacet tout en pensant à la liste des courses). Et c'est en riant que j'apprends le mieux. Help me.

    RépondreSupprimer