Le constat d’Alain Absire est le suivant : « En dépit de nombreuses concessions des auteurs, malgré l'approche constructive d'éditeurs tels que P.O.L. et le travail de réflexion de fonds entrepris depuis des années, y compris en matière de contrat numérique, par les Editions Gallimard, pour des raisons inexplicables à nos yeux, plusieurs membres du SNE ont choisi de ne pas signer l'accord a minima auquel nous étions parvenus au terme de nombreuses et longues séances de travail. » Dommage que les noms des honorables industriels du livre ayant refusé de signer cet accord ne soient pas cités : les auteurs auraient su d’emblée quels éditeurs entendent les entuber au premier contrat venu.
Dans la ligne de mire du président de la SGDL, l’attitude de blocage de la majorité des éditeurs qui n’entendent pas s’écarter du modèle papier – il est vrai qu’ils ont dépensé des fortunes pour maîtriser cette fameuse « chaîne du livre » s’ils sont parmi les « gros », ou pour y être tolérés à la marge s’ils comptent parmi les « moyens » : « Face à des modes de création, de publication, de diffusion, d'usage et de lecture révolutionnaires, et sans modèle économique défini, ils ne peuvent se résoudre à figer les nouvelles pratiques éditoriales selon les seuls paramètres de l'édition papier. »
À ces éditeurs, Alain Absire répond par une menace tacite de désertion vers d’autres plateformes d’édition et diffusion : « Face aux numérisations de masse actuellement à l'étude, il est ainsi vital d'admettre que, supprimant la notion même de stocks et d'édition "épuisée", les techniques d'exploitation numériques sont distinctes de l'exploitation permanente et suivie des livres imprimés. Comme il est impératif de repenser le mode et la durée de cession des droits numériques, faute de quoi nombre d'auteurs se tourneront vers un nouveau type d'éditeurs dont le seul objectif est la rentabilité immédiate… e-libraires, e-diffuseurs, pionniers des techniques numériques et autres opérateurs télécom peu soucieux de la qualité des contenus en ligne, mais plus offrants et à la pointe des services informatiques et des techniques de Web-marketing permettant une diffusion active de chaque ouvrage en ligne. (…)À moins que les premiers maillons de la chaîne du livre ne préfèrent laisser Google, Amazon, Apple et quelques autres dormir tranquilles en se répétant que demain leur appartient. »
Mon opinion est que le clash est inévitable à court ou moyen terme. L’écosystème papier et l’écosystème numérique sont bien trop divergents du point de vue de l’auteur, de l’éditeur et du lecteur, sans parler des éléments essentiels de la chaîne du livre qui seront liquidés ou métamorphosés (diffuseurs, distributeurs, imprimeurs, libraires) – ce que l’hypocrisie ambiante, coutumière en France et atavique dans le monde feutré du livre, interdit de dire trop fort.
Contrairement à Absire, j’applaudis des deux mains Google. L’espèce d’autosatisfecit pavlovien de l'antigooglisme primaire me sort par les yeux. Les éditeurs laissent crever plus de la moitié de leur fonds papier protégé par leur sacrosainte propriété intellectuelle (*), et du haut de cette hécatombe d’œuvres orphelines dont ils sont responsables, ils n’ont rien d’autres à faire qu'intenter des procès et donner des leçons à Google, alors que la firme américaine entreprend ce qu’ils auraient dû accomplir depuis vingt ans, à savoir numériser tout leur fonds du XXe siècle. Que les auteurs se félicitent de cette attitude des éditeurs, et plus encore qu’ils s’y associent (la SGDL était co-plaignante avec le SNE), voilà qui me navre. Et entendre dire que les éditeurs ne chercheraient pas le "profit à court terme" contrairement aux industries numériques qui seraient obsédées par cette dimension, voilà qui me surprend : il me semblait que les industriels du livre multipliant des piles d'ouvrages ineptes en librairie cherchaient aussi bien cela, le profit à court terme, ni plus ni moins que les acteurs numériques.
Oh, je ne suis certes pas naïf au point de penser que Google est une association sans but lucratif. Mais voilà, même quand on cherche son profit dans le monde numérique, on est obligé d’obéir à certaines règles ne prévalant pas dans le monde physique. Et voyez-vous, j’aime ces règles. Par exemple, Google ne gagnerait pas grand chose s’il ne commençait pas par offrir gratuitement un grand nombre de biens et services, parce que cette gratuité est la norme du numérique et la condition des effets de réseau. Google risquerait gros à ne pas préciser sa politique de respect de la vie privée et des données personnelles, parce que la transparence est de mise – quelques centaines de millions d’individus observent vos faits et gestes – et que le moindre faux-pas coûte très cher, il suffit d’un clic pour aller chez le concurrent d’à côté. Google sait que l’ancien modèle du contrôle autoritaire et vertical des marchés n’a plus tellement de sens dans la dimension libre et horizonale des réseaux (sauf peut-être pour Steve Jobs, Bill Gates et quelques dinosaures, ceux-là qui ressemblent aux anciens industriels et que les anciens industriels aiment bien pour cette raison). Google développe des algorithmes aveugles qui exploitent l'intelligence collective du réseau et qui me connectent aux sites les plus valorisés par les multitudes, je préfère cette cécité robotique ouverte aux choix des inconnus et du grand nombre à toutes les combines de couloir et de concave de l’industrie papier, presse et édition mêlées, aboutissant inévitablement à la pensée unique d’une classe dominante et méprisante.
(Car après tout grâce à Google, une recherche sur mon ami Nourry donne ce blog en 31e position, je compte d’ailleurs sur vos efforts pour me porter dans les dix premières, chers lecteurs ; ce n’est certes pas grâce aux médias du groupe Lagardère que ma critique de l’industrie lourde dans sa version culturelle aurait gagné cette audience faible, mais réelle... et durable, car l'Internet est plus cumulatif que le papier).
Nous avons derrière nous dix ans d’échec complet de l’industrie du disque, dont la seule réponse au numérique a été une obsession maladive de contrôler son marché, de défendre religieusement des droits de propriété totémiques, de traîner en justice ses consommateurs ou de les dénoncer comme des assassins de la culture, de refuser la péremption de son modèle économique centré sur un produit en fin de cycle (le CD). Cette attitude me débecte profondément. On n’est pas obligé de partager mon dégoût, mais au moins peut-on faire preuve d’un minimum de lucidité : cette attitude est inefficace en terme économique, et désastreuse en terme d'image. Si les éditeurs prennent ce même chemin, et c'est le cas, les auteurs doivent les abandonner tout de suite. Ils ne sont d’ailleurs pas contraints d’aller chez Amazon, Google, ou Apple, plein d’autres solutions existent chez de petits éditeurs, et plein d’autres sont en train d’émerger sur Internet. S'ils ne cherchent pas le "profit à court terme", c'est l'occasion ou jamais de démontrer leur désintéressement... C’est le choix que j’ai fait, je suis persuadé que ce choix s’imposera à bon nombre d’auteurs dans les mois et années à venir, quand ils constateront que les grosses pointures de l’édition emboitent comme un seul homme le pas stupide des grosses huiles de la musique.
Aucun écrivain libre n’aura envie d’être complice de cet enfermement de l’écriture et de cette confiscation de la lecture. Quant aux esclaves, ils suivront leurs maîtres comme d’habitude.
(*) Aux Etats-Unis, Jason Schultz a examiné le nombre d’ouvrages publiés à certaines années et encore disponibles sur le marché des éditeurs (voir note 10 de ce document). Ainsi, en 1910, 13.470 livres ont été publiés, seul 180 étaient encore imprimés en 2001. Et le rapport ne s’améliore guère ensuite : 1920 (8422 publiés, 307 disponibles) ; 1930 (10.027 publiés, 174 disponibles) ; 1940 (11.328 publiés, 224 disponibles) ; 1950 (11.022 publiés, 431 disponibles)… Cela signifie qu’outre-Atlantique, les éditeurs préfèrent laisser pourrir plus de 95% des titres protégés par la propriété intellectuelle, mais non réimprimés pour cause de probable non-rentabilité. Je serais curieux de connaître les proportions des Hachette, Editis, Flammarion, Gallimard et autres. Rappelons que le projet Gutenberg de Michael Hart a été lancé en 1971. Dans le monde du libre et de l’Open Source, cela fait quarante ans que l’on songe à nourrir les biens communs culturels. Mais en 2010, les éditeurs vous expliqueront que tout cela est compliqué, inattendu, tellement rapide… ce qui est archi-faux, le texte a été le premier support numérisé avec le chiffre, et la production éditoriale elle-même est numérisée depuis les années 1980. Les éditeurs avaient largement le temps de voir venir, de contacter les ayants-droit, de préparer une offre numérique gratuite ou payante. Au bout du compte, et selon le dernier rapport Lagarde (Pour un livre numérique créateur de valeurs, pdf), c’est Gallica et la BnF qui feront l’essentiel de ce travail sur les œuvres orphelines. Je suis ravi de savoir que l'argent de mes impôts paiera l'impéritie d'éditeurs si prompts à perdre du temps et de l'argent dans les procédures anti-Google...
A lire sur le même thème : Auteurs-éditeurs, la guerre numérique est-elle déclarée? ; Auteurs-éditeurs, nouveaux arguments pour un contrat numérique ; Le système papier et sa fausse conscience.
(*) Aux Etats-Unis, Jason Schultz a examiné le nombre d’ouvrages publiés à certaines années et encore disponibles sur le marché des éditeurs (voir note 10 de ce document). Ainsi, en 1910, 13.470 livres ont été publiés, seul 180 étaient encore imprimés en 2001. Et le rapport ne s’améliore guère ensuite : 1920 (8422 publiés, 307 disponibles) ; 1930 (10.027 publiés, 174 disponibles) ; 1940 (11.328 publiés, 224 disponibles) ; 1950 (11.022 publiés, 431 disponibles)… Cela signifie qu’outre-Atlantique, les éditeurs préfèrent laisser pourrir plus de 95% des titres protégés par la propriété intellectuelle, mais non réimprimés pour cause de probable non-rentabilité. Je serais curieux de connaître les proportions des Hachette, Editis, Flammarion, Gallimard et autres. Rappelons que le projet Gutenberg de Michael Hart a été lancé en 1971. Dans le monde du libre et de l’Open Source, cela fait quarante ans que l’on songe à nourrir les biens communs culturels. Mais en 2010, les éditeurs vous expliqueront que tout cela est compliqué, inattendu, tellement rapide… ce qui est archi-faux, le texte a été le premier support numérisé avec le chiffre, et la production éditoriale elle-même est numérisée depuis les années 1980. Les éditeurs avaient largement le temps de voir venir, de contacter les ayants-droit, de préparer une offre numérique gratuite ou payante. Au bout du compte, et selon le dernier rapport Lagarde (Pour un livre numérique créateur de valeurs, pdf), c’est Gallica et la BnF qui feront l’essentiel de ce travail sur les œuvres orphelines. Je suis ravi de savoir que l'argent de mes impôts paiera l'impéritie d'éditeurs si prompts à perdre du temps et de l'argent dans les procédures anti-Google...
A lire sur le même thème : Auteurs-éditeurs, la guerre numérique est-elle déclarée? ; Auteurs-éditeurs, nouveaux arguments pour un contrat numérique ; Le système papier et sa fausse conscience.
Ce blog est passionnant, mais franchement j'ai pas le temps de tout lire - un pâté par jour, c'est trop pour mon cerveau terrifié à l'idée de ne pas lire le tout dernier post en date.
RépondreSupprimerBref, ça ne vous dirait pas d'en faire un livre, plutôt ?
Un livre... c'est quoi? :D Non, blague à part, j'ai en effet un projet de livre autour de l'écriture à l'âge numérique, mais c'est pour plus tard, en mode collectif et sur la future plateforme qu'avec un certain nombre de joyeux dissidents nous préparons.
RépondreSupprimerEt puis je dois vous dire que je suis un accro du format site, blog ou forum, j'ai dû noircir quelques millions de signes depuis dix ans. Ce qui me vaut en retour quelques centaines de milliers de lecteurs, certes dispersés dans l'espace, le temps et les thèmes que j'aborde, mais je me satisfais très volontiers de ce mode fragmentaire. J'écris généralement pour des idées et grâce à Google, ces idées font leur bonhomme de chemin dans les esprits disposés à les accueillir. Cela me convient. Mais pour le livre, je vous tiens informé!
les éditeurs ont du mal surtout à franchir le cap de la littérature numérique (à ne pas confondre avec numérisation de texte)...en tout cas pour la littérature de genre (érotique) ...à cause de ces soucis?
RépondreSupprimerSi les documentaristes étaient d'abord passés par ces discussions, le webdoc n'en serait pas là.
La solution est peut-être pour les auteurs de s'adresser à une autre structure que la maison d'édition"classique", pour ces projets? En tout cas, j'y pense de plus en plus!
(Lucie Lux) Le fait est : édition électronique et édition papier ne sont pas exactement les mêmes métiers, qu'il s'agisse de la production ou de la diffusion. Il y a deux problèmes distincts : la mise à disposition de textes antérieurs (conçus pour le papier), la production de textes nouveaux (conçus en bimédia, voire uniquement en numérique). La valeur ajoutée du livre numérique, notamment susceptible de justifier un prix, ne peut être la simple reproduction de la page Gutenberg. Si je prends votre exemple de la littérature érotique, on peut typiquement imaginer des livres hybrides d'un genre nouveau, où le texte se mêle au son, à l'image et à l'Internet ("texte social" ferment d'une communauté de lecteurs-commentateurs).
RépondreSupprimerc'est exactement celà...
RépondreSupprimerCe qui me fait sourire c'est que le débat n'a guère changé depuis le milieu des années 90.
RépondreSupprimerAh... Les fameux "Living Books" de chez Brøderbund...
(Albert) Ce qui change notamment les conditions du débat, c’est l’évolution technologique. Dans les années 1990, le format CD (manque de mémoire des ordinateurs et faible pratique du réseau Internet) imposait des contraintes qui n’existent plus. Par rapport au même objet « texte », nous ne cessons de gagner des libertés sur sa production, sa modification, sa circulation.
RépondreSupprimer(Plus largement, il y avait plein de bonnes intuitions à la fin des années 1990, mais pas les conditions de leur réalisation : d'où le krach des valeurs "nouvelle économie" au début des années 2000. Ce n'est pas que les idées étaient mauvaises, puisque finalement elles ont été en partie réalisées depuis, simplement elles étaient trop en avance).
En tout état de cause, je ne suis pas du tout « court-termiste » : les évolutions sont certes plus rapides aujourd’hui qu’hier, mais le plein effet du numérique prendra une ou deux générations, avec des bifurcations que nous n'imaginons pas aujourd'hui. L’imprimerie n’a pas changé la littérature et les idées du jour au lendemain, il en ira de même pour les mutations dont nous parlons ici. Je pense que les mutations vont être bien plus profondes et notamment du point de vue symbolique (la relativisation du livre dans l’ensemble texte n’est pas une mince affaire, nous pensons livre depuis l’invention de l’écriture, pas seulement celle de l’imprimerie... de même que plus généralement, nous pensons stock et non flux depuis le Néolithique).