Partage de fichiers et copyright: sortir des idées reçues, ouvrir le débat politique

Deux universitaires américains, Felix Oberholzer-Gee et Koleman Strumpf, viennent de faire paraître un intéressant papier de synthèse sur le partage des fichiers et le copyright. Ces auteurs avaient publié un précédent travail (2007) sur le même sujet. Commençons par poser la problématique, telle que la rappellent les chercheurs.

Propriété intellectuelle : extension et renforcement. Au cours des deux derniers siècles, la plupart des pays ont renforcé les lois de protection de la propriété intellectuelle, que celle-ci soit industrielle ou intellectuelle et artistique. Dans ce dernier cas, on parle de copyright dans le monde anglo-saxon : cela concerne notamment la musique, le cinéma, le jeu vidéo, le livre. Ces lois sur la propriété intellectuelle ont pour effet de protéger les auteurs et les éditeurs, d’augmenter les prix des contenus pour le public et de décourager la consommation. Leur justification en tant que lois (donc expression du bien public) est qu’elles incitent à la création, donc qu’elles bénéficient à tous malgré les restrictions concrètes dans l’accès de chacun aux œuvres créées.

• Partage entre pairs (p2p) : développement rapide. Depuis une quinzaine d’années, la numérisation massive des contenus et le développement de l’Internet ont favorisé le partage des fichiers : échanges pair à pair p2p, dit aussi « piratage » lorsque cet échange privé concerne des biens protégés par le copyright. Le p2p représente le premier « affaiblissement sérieux » des droits de propriété intellectuelle. D’autres médias ou d’autres technologies – comme par exemple la radio dans les années 1920 ou le magnétoscope dans les années 1980 – ont soulevé protestations et actions en justice de la part des éditeurs industriels de contenus s’estimant menacés. Mais des accords ont été trouvés, ce qui n’est pas le cas pour le moment concernant le p2p. Depuis Napster jusqu’à BitTorrent, les condamnations et interdictions successives n’ont produit qu’une course en avant.

• Flux p2p : quantification incertaine. Il est difficile d’estimer les flux de p2p. Une étude sur internet2 (réseau haute vitesse des universités américaines) montre une croissance d’un facteur 10 (1 à 10 téraoctets) entre 2003 et 2009. Les analyses par « deep packet inspection » suggèrent que le p2p occupe 40 % à 60 % de la bande passante entre 2002 et 2008. La vidéo semble principalement concernée, suivie par la musique. Ces estimations présentent cependant des failles méthodologiques. Elles suggèrent néanmoins que le p2p est une pratique courante et indifférente aux évolutions légales.

Cette situation d’ensemble est bien connue. La question théorique est de savoir si la propriété intellectuelle remplit réellement sa seule justification, à savoir l’incitation à la création par protection de revenus. Comme l’observent Felix Oberholzer-Gee et Koleman Strumpf, il n’existe aucun consensus chez les économistes à ce sujet. La psychologie de la créativité laisse supposer que la recherche de récompense monétaire n’est pas la motivation principale de l’artiste ou de l’écrivain. D’une part, les auteurs éprouvent initialement du désir et du plaisir à la création, au lieu de s’y livrer par obligation ou intérêt. D’autre part, la recherche de réputation, d’attention, de reconnaissance, de gloire ou de statut social forme des incitations non économiques assez fortes.

Mais les comportements des acteurs dans un système avec ou sans propriété intellectuelle sont difficiles à modéliser. On en est donc réduit à des études empiriques et partielles. Voici quelques données issues de ce travail.

L’acquisition de fichiers en p2p remplace-t-elle systématiquement leur achat ? Non. La raison de bon sens en est que l’acquisition gratuite et l’acquisition payante d’un fichier ne sont jamais substituables. Par exemple, une étude menée en 2006 sur 5600 propriétaires d’iPod a montré que ceux-ci possèdent en moyenne 3500 chansons, mais que 64 % de ces chansons ne sont jamais écoutées. Les consommateurs n’auraient jamais acquis ces chansons s’ils avaient dû payer pour cela. Le «piratage» est pour une grande part un «butinage» et non l'équivalent d'un achat : on télécharge un contenu «au cas où» il pourrait nous intéresser, sans réelle volonté (ni même conscience) de «voler» un bien en vue de son usage, sans réelle volonté non plus d'acheter le bien payant équivalent.

• Le p2p occasionne-t-il des pertes économiques pour les biens payants équivalents ? Probablement. Mais contrairement à une idée reçue, cette évaluation est difficile. Un bien en accès libre bénéficie d’une popularité qui peut augmenter parallèlement ses ventes. Les auteurs passent en revue 16 études parues entre 2000 et 2009. Quatre d’entre elles ne trouvent aucun effet sur les ventes des biens concernés. Les autres observent une perte probablement attribuable au p2p allant de 3,5 % (pour le film) à 30 % (pour la musique). Le taux de remplacement gratuit / achat s’établit typiquement autour de 20 % dans les analyses qui l’observent. Là encore, la disparité des résultats s'explique par des variations méthodologiques importantes : choix de l’échantillon concerné (souvent des étudiants qui ne représentent pas la population générale), mesures inégales des flux réels de « piratage », biais d’endogénéité du panel (covariance négligée de deux facteurs, par exemple les personnes aimant la musique sont simultanément celles qui téléchargent le plus en p2p et celles qui achètent le plus en payant).

Les secteurs industriels concernés observent-ils des baisses globales de revenus ? Non. L’affaiblissement de la propriété intellectuelle sur un bien n’implique pas la perte de revenu globale autour de ce bien si l’éditeur développe des revenus complémentaires, en d’autres termes s’il adapte son modèle économique à la réalité du p2p. Dans le cas de la musique par exemple, de loin le plus étudié à ce jour, les deux auteurs produisent la courbe d’évolution de ventes de CD, de place de concert et de morceaux iTunes entre 1997 et 2007 sur le marché américain. Ce calcul (en volumes approximatifs) montre une baisse de 15 % des ventes de CD (celle dont tout le monde parle). Mais l’ajout des concerts à lui seul compense cette baisse et suffit à produire une hausse de 5 % du chiffre d’affaires ; l’ajout des ventes numériques aboutit quant à elle à une hausse globale de 66 %.

L’affaiblissement des droits de propriété implique-t-il une démotivation observable des artistes ? Non. Là encore, la musique est le domaine le mieux étudié. Bien que les ventes d’albums aient commencé à baisser depuis 2000, le nombre d’albums produits a explosé : 35.516 en 2000 contre 79.695 en 2007. Dans l’industrie du film, également exposée au partage p2p, on observe des tendances similaires. A l’échelle mondiale, les films produits sont passés de 3807 en 2003 à 4989 en 2007. Dans les pays connus comme très exposés à l’échange entre pairs, la production n’a nullement baissé, au contraire : de 80 à 124 films en Corée du Sud, de 877 à 1164 films en Inde, de 140 à 402 films en Chine, de 459 à 590 films aux Etats-Unis (2004-2007 dans ce dernier cas). Cette hausse importante de l’offre malgré les menaces du « piratage » indique clairement que les secondes sont sans effet empirique observé sur le désir et la capacité de créer. Sur le marché américain, synthétisent les auteurs, « la publication de nouveaux livres a augmenté de 66 % entre 2002 et 2007. Depuis 2000, le lancement annuel de nouveaux albums musicaux a plus que doublé et la production de film mondiale a augmenté de 30 % depuis 2003 ». Malgré un environnement supposé menaçant pour la créativité, celle-ci se porte bien.

Conclusion : les travaux empiriques synthétisés par F. Oberholzer-Gee et K. Strumpf ne permettent pas de conclure que l’échange entre pairs diminue la créativité dans les domaines protégés par la propriété littéraire et artistique (copyright), puisque l’on observe au contraire une hausse globale de l’offre payante dans tous les domaines (livres, films, musiques) au cours de la décennie 2000. A cela s’ajoute la hausse simultanée de l’offre gratuite (Creative Commons, copyleft, Licence Art Libre, etc.) non prise en compte par les auteurs. L’analyse détaillée du domaine le mieux étudié (musique) suggère que la perte de revenus sur des titres ou des albums est réelle, quoique difficilement quantifiable, mais qu’elle est plus que compensée par des revenus complémentaires et indirects, qu’il s’agisse de vente légale numérique, de concerts ou de produits dérivés.

La propriété intellectuelle est née avant Internet, dans un cadre différent de production et diffusion des biens informationnels. Elle a été progressivement érigée en dogme idéologique, sans cesse renforcée dans sa durée et son étendue, de même qu’elle est désormais associée à des pratiques aussi coûteuses que répressives (surveillance des Internautes, DRM et formats propriétaires diminuant l'interopérabilité, procès, autorités administratives de contrôle, etc.). Dès son origine, la propriété intellectuelle a été un choix politique, puisqu’il s’agit en dernier ressort – et pour sa forme commerciale (non morale) – d’un monopole artificiel d’exploitation garanti par l’État. Elle a aussi été un compromis entre l’intérêt des producteurs (auteurs, éditeurs), l’intérêt des consommateurs, et au-dessus de ces intérêts particuliers l’intérêt général de l’accès à la culture et à la connaissance. Cette situation d’équilibre est aujourd’hui rompue. Cela suggère qu’une réforme de la propriété intellectuelle est nécessaire. Seul un débat politique peut, sinon éviter, du moins prévenir les innombrables conflits présents et à venir autour de cette question. Inversement, ces conflits ne seront qu'exacerbés par le fossé croissant entre les évolutions libres des usagers d'une part, les dérives autoritaires des décideurs isolés et soumis au lobbying des producteurs d'autre part – sur le modèle d'ACTA en ce moment.

Références : Oberholzer-Gee F Strumpf K (2010), File sharing and copyright, in Joshua Lerner et Scott Stern (ed.), NBER, Innovation Policy and the Economy series, 10, MIT Press,. (La version de travail de ce texte, en date du 15 mai 2009, peut être téléchargée sur les pages de Koleman Strumpf) ; Oberholzer-Gee F Strumpf K (2007), The effect of file sharing on record sales: An empirical analysis, Journal of Political Economy, 115, 1, 1-42 (pdf, anglais).

Sur le même sujet et sur ce blog : Hadopi : une balle dans le pied, Le partage qui valait 3 milliards, Notes sur la propriété intellectuelle et ses mutations à l’âge numérique. Rappel : tous ces textes peuvent être librement repris, diffusés, modifiés et adaptés à tous supports. 

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