Le livre et les pirates

Dans une interview à Media Bistro (consultable ici), le nouveau président de l’Authors’ Guild (États-Unis), Scott F. Turow, a fait part des craintes de sa profession face à la croissance rapide du livre numérique et surtout aux menaces de piratage. « Il [le piratage] a détruit de larges parts de l’industrie musicale. Les musiciens se rattrapent des copies de leurs chansons piratées en faisant des concerts. Je ne pense pas que m’écouter lire déplace autant de foules qu’écouter Beyonce chanter », a observé l’écrivain.

Les craintes de Scott Turow sur le piratage à venir des livres numériques sont fondées. La raison en est simple : il était possible, mais particulièrement pénible, de pirater un livre papier en le scannant, en utilisant un logiciel d’OCR et en remettant vaguement en page le résultat. Avec la commercialisation des formats numériques, les choses seront plus aisées pour les pirates. Les DRM ne changent rien : ils sont rapidement craqués et ils contrarient surtout le public légal. De plus, des solutions automatisées peuvent faire des captures d’écran avec une reconnaissance automatique à 100 % des caractères. En matière de piratage, il suffit d’une seule copie initiale pour produire des milliers de clones.

Dans Wired, Charlie Worrel note ainsi que l’arrivée de l’iPad coïncide avec une augmentation de la circulation des copies privées sur sites p2p. TorrentFreak a examiné les variations récentes des livres piratés (avant et après le lancement de la tablette d’Apple). Ils ont prix les 10 meilleures ventes numériques de la catégorie business, censée correspondre au profil moyen des premiers acheteurs. Six des dix bestsellers étaient disponibles sur les réseaux BitTorrent. Les chiffres du piratage ont grimpé de 78 % en quelques jours. Forte progression donc, mais avec un volume encore faible par rapport à la musique et à la vidéo.

Pour Charlie Worrel, « l’industrie du livre doit prendre cela en compte et nous donner ce que nous voulons : des livres pas chers, paraissant même jour même heure que le papier, en même temps que la mise à disposition de tout le catalogue ancien. Et de préférence sans DRM ». C’est en effet la demande des lecteurs. Quand Scott Turow dit que le piratage a tué de larges pans de l’industrie musicale, il omet de rappeler que pendant des années, cette dernière a été incapable de proposer la moindre offre globale et attractive de musique en ligne, préférant multiplier (inutilement) les coûteux procès. Il a fallu attendre iTunes, puis Deezer et Spotify, des années après le procès Napster (1999-2001). Et encore certaines majors refusent d’entendre parler de ces offres en ligne, pourtant légales. Par ailleurs, rappelons encore et encore que la créativité se porte bien dans le cinéma et la musique (Oberholzer-Gee et Strumpf 2010) : si le discours des industries sur le désastre économique est exact, cela signifie que l’incitation monétaire est déconnectée de la création culturelle et intellectuelle ; sinon, le désastre n’en est pas un et le piratage doit plutôt être analysé comme un mode de réputation et de promortion des œuvres comme un autre.

L’industrie du livre peut s’attendre à ce que les mêmes causes produisent les mêmes effets : une offre chère et difficile d’accès, assortie d’une défiance de principe à l’égard des lecteurs, favorisera l’essor du piratage plutôt que des ventes légales.

Inversement, on observe que le piratage musical dont tout le monde reconnaît qu’il est massif n’a pas fait disparaître les ventes de CD ni empêché l’essor régulier des ventes de titres en ligne et à l’unité depuis cinq ans. Selon Wikipedia, Scott Turow semble avoir vendu 25 millions d’exemplaires de ses œuvres en format papier : cela laisse une marge importante pour rester millionnaire, quand bien même le passage au numérique verrait une baisse de ce chiffre pour les nouveaux titres. En tant que représentant des auteurs, il devrait sans doute parler de ceux qui n’ont jamais réussi à vivre de leur plume à l’âge d’or de l’industrie papier et qui forment la grande majorité des troupes : le processus de starisation, de best-sellerisation et d’accélération du turn-over pour occuper la table du libraire et élargir le portefeuille éditorial sacrifie la plupart des livres publiés, condamnés à ne pas trouver leur lectorat dans leur trop courte durée de vie commerciale. Aucun discours crédible ne peut ête fondé sur le déni de cette situation (voir ici sur Schiffrin 2010 et Prosper 2009).

Quant aux revenus complémentaires, les lectures publiques d’écrivain soulevant le scepticisme de Scott Turow font bel et bien partie des solutions que certains éditeurs envisagent pour construire un modèle économique alternatif. Ce qui est numérique est abondant car duplicable, ce qui « physique » est rare car unique dans un temps et un lieu donnés ; l’économie est avant tout une exploitation de cette rareté.

La lecture est loin d’être la seule option : vente initiale en feuilleton sur mobile, publicité, dons, concours et mécénats offre fremium, versions augmentées, fusion livres-jeux, diffusion en ligne sur sites privés payants (et optimisés liseuses) avec divers avantages, redistribution des taxes sur les supports numériques… sans parler de la récurrente question de la licence globale, parfaitement équitable sur le papier mais si difficile à mettre en oeuvre. Le numérique menace probablement une partie des revenus d’une petite minorité d’auteurs confortablement installés dans le marché papier, mais il ouvre à beaucoup d’autres des possibilités nouvelles d’échanges avec leurs lecteurs, de circulation de leurs oeuvres et, le cas échéant, de gains. Sachant que vivre exclusivement de sa plume d’auteur a toujours été le cas le plus rare, à l’âge du parchemin, du papier, de l’imprimerie ou aujourd’hui de l’Internet.

Il faut enfin rappeler une différence entre livre et musique : le CD avait déjà assuré l’essentiel de la transition numérique dans les années 1990, écouter une musique sur son ordinateur (puis son baladeur numérique) n’avait rien de déplaisant. Aujourd’hui, moins de 5 % des lecteurs sont équipés de liseuses (dans les pays les plus avancés), la lecture sur écran d’ordinateur reste une expérience désagréable, une bonne partie du public déclare sa fidélité au papier pour diverses raisons. Cela signifie que le bimédia sera la règle pendant un certain temps, et il est probable que le livre papier conservera toujours une minorité d’adeptes (collectionneurs, nostalgiques, réfractaires au numérique et autres).  

1 commentaire:

  1. http://www.lemonde.fr/depeches/2010/05/19/nicolas-sarkozy-rend-hommage-a-robert-laffont-decede-mercredi_3208_38_42499683.html

    Assassin !

    (Vince qui ne peut plus se connecter sur son compte gmail à la con)

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