Ces salauds tuent nos emplois

Non, ce ne sont pas les banques, les fonds d’investissement et autres acteurs financiers si excellents dans leurs prédictions boursières, que les États sauvent depuis 2008 par rafales de centaines de milliards d’euros de prêts (y compris encore lorsqu’ils sauvent la Grèce dont la dette est détenue à 84 % par ces mêmes acteurs).

Non, les salauds ce sont les pirates. Car voyez-vous « le piratage détruit des emplois » : deux économistes le disent sur Libération – je vous en ai déjà parlé, il s’agit de ce journal pour senior qui perd tous ses lecteurs et dont le directeur Joffrin en conclut qu’il faut taxer Google. Mais cet article pose pas de mal de problèmes. J'en dénombre huit.

• Le premier problème est que les deux auteurs de cette tribune, Patrice Geoffron et son collège Philippe Hardouin, sont aussi auteurs de l’étude Tera (pdf, anglais), très hostile au piratage, donc qu’ils sont juges et parties. Libération a fini par le signaler dans un avertissement, car les lecteurs n’en étaient pas informés au début : heureusement que PC Impact l’a relevé.

• Le deuxième problème est que les deux auteurs se citent eux-mêmes (le rapport Tera donc) sans le préciser, mais ils ne donnent pas toutes les informations : par exemple que leur travail a été commandé par un lobby, la BASCAP (Business Action to Stop Counterfeiting and Piracy).

• Le troisième problème est que ce rapport Tera se fonde largement sur un précédent « rapport Hadopi » déjà réalisé par Tera Consultants (avec Equancy), dont Fabrice Epelboin avait épinglé la nullité, et que sa méthodologie soulève bien des questions comme l’a relevé Guillaume Champeau sur Numerama.

• Le quatrième problème est que des économistes tout aussi honorables, comme Felix Oberholzer-Gee et Koleman Strumpf, viennent de publier une méta-analyse qui ne retrouve pas les conclusions alarmistes de Geoffron et Hardouin (voir notre recension ici). Et qu’en France d’autres économistes non moins honorables, comme Patrick Walbroeck, ont publié des travaux mettant en lumière des aspects positifs de la copie privée dite « pirate », de même que le groupe de recherche M@rsouin a remis en question voici deux mois l’intérêt économique des mesures antipirates de type Hadopi (voir notre recension ici).

• Le cinquième problème est que Geoffron et Hardouin appellent « les acteurs du débat à quitter le confort idéologique pour accepter les évidences économiques, culturelles et sociales qui s’imposent »… alors que leur démarche consiste à clore le débat par des arguments d’autorité autoréférentiels, issus de l’étude d’un cabinet privé commandée par un lobby privé, censée dicter aux représentants politiques la marche à suivre.

• Le sixième problème que toute la méthodologie de Tera est fondée sur l’évaluation du « taux de substitution » bien téléchargé / bien acheté (annexe 2 page 57 du rapport). Le rapport cite 8 études quand Oberholzer-Gee et Strumpf (2010) en citent 16, dont les résultats très variables indiquent la faible robustesse méthodologique. Tera retient au final une valeur « conservatrice » de 10 % pour le taux de substitution, mais en bonne statistique, cela s’appelle tout simplement de la pifométrie (cela peut être 2 comme 20 % : une comparaison de moyennes d’échantillons indépendants demanderait au minimum des tests statistiques de la taille d’effet).

• Le septième problème est que sept des huit études de Tera concernent la période 1994-2003 qui n’est évidemment plus d’actualité. La seule étude récente (Leung 2009) a été faite sur 883 étudiants chinois, dont on admettra que les pratiques ne sont pas forcément pertinentes pour le problème étudié en Europe. Mais surtout, en ouverture de sa thèse, Leung précise : « Deux croyances sur le piratage prévalent dans l’industrie de la musique. La première est que le piratage affecte les ventes. La seconde est que seul le régime de copyright pourra éradiquer le piratage. (…) La première croyance est vraie, la seconde est fausse, car l’industrie musicale néglige les effets complémentaires du piratage sur des produits comme les lecteurs MP3 ». Et il précise en page 43 : « Outre les iPods [étudiés dans cette thèse par analyse contrefactuelle], de nombreux autres produits sont des compléments de la musique et bénéficieraient d’un régime royalty-free. Les exemples incluent d’autres marques de lecteurs MP3, les fournisseurs d’accès Internet et les performances live des artistes ». Donc la seule étude récente citée par le rapport Tera… aboutit à des conclusions contraires à celles du rapport Tera ! Bonjour le bourrage de crâne.

• Le huitième problème est que ce « taux de substitution » n’isole qu’une variable de la situation micro-économique concernée, « à charge » si l’on peut dire. Un groupe piraté bénéficie d’un « taux de réputation » (non quantifié) qui peut se traduire par des meilleures ventes légales directes (CD) ou indirectes (diffusion radio, boites) ainsi que des tournées plus fréquentes et des concerts plus fréquentés, des produits dérivés, etc. Sans compter l’effet complémentaire plus général sur l’économie numérique dont parle Leung 2009 (rappelons que la plupart des produits numériques sont taxés… pour financer les effets de la copie privée, justement).

Bref, un étudiant de première année ou même un lycéen comprendrait sans trop difficulté la médiocrité de ce rapport Tera, après lecture du texte et deux heures de recherche sur Internet. Il est censé fournir la base d’évaluation de nos décideurs. C’est une misère intellectuelle et politique sans nom. 

7 commentaires:

  1. *** Attention, Bidule lit tous vous articles, il vous surveille... ***

    Bonjour,

    Petite remarque un peu en marge de votre propos principal. Votre ironie concernant "les banques, les fonds d’investissement et autres acteurs financiers si excellents dans leurs prédictions boursières, que les États sauvent depuis 2008 par rafales de centaines de milliards d’euros de prêts", que vous sous-entendez être des "salauds", me semble contredire vos précédents propos. En effet, vous écriviez auparavant que vous ne portiez pas de "jugement moral" sur les gens qui créent des bulles de pognon (http://moniphonematuer.blogspot.com/2010/03/le-partage-qui-valait-3-milliards.html#comments).

    Alors, est-ce que vous vous contredisez, est-ce que vous tentez de nous manipuler (en jouant sur la corde à gauche), ou est-ce autre chose que je n'ai pas compris ?

    Cdlt.

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  2. Bon papier !

    Mais Bidule n'a pas tort...
    Au fait Bidule : t'es condé ou un truc dans le genre ? Comme tu sembles savoir écrire sans avoir l'air trop ridicule - pour un poulet, hein - je me dis que non, mais je ne sais pas, j'ai un petit doute... (ça doit être mon côté parano)

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  3. (Bidule) Le module moral de mon cerveau est généralement atrophié : je ne raisonne pas mode bon / mauvais, mais plutôt en mode vrai / faux ou logique / illogique, etc. (Je ne suis pas directement a-moral, mais disons minimaliste en ce domaine au sens d’Ogien. Si vous avez vous-même des tendances morales prononcées, c’est-à-dire maximalistes, on ne pourra jamais s’entendre, c’est répulsif chez moi.).

    Donc je n'ai pas une vision très positive du rôle de l'argent en général, mais pas névrotique non plus, il m'arrive de préférer un calcul égoïste à un lien féodal si vous voyez ce que je veux dire. Une spéculation ne me gêne pas tellement du point de vue moral pourvu que le spéculateur reste cohérent (par exemple, qu’il ne réclame pas en temps de crise l’intervention d’un Etat qu’il conspue en temps normal ; qu’il reconnaisse que ses modèles sont défaillants, ce qui est une évidence expérimetale, mais aussi d’un point de vue mathématique cf Mandelbrot, Taleb, etc.). Le titre de ce billet vient d’une discussion que j’avais hier soir avec mon frère, en fait, donc ce n’est pas tellement calculé.

    Je ne sais pas qui est le « nous » que je suis censé « manipuler » mais en tout cas, l’idée que « jouer sur la corde de gauche » serait une stratégie à cette fin me fait bien marrer : choquer une personne de gauche est devenu presque aussi drôle et facile que choquer une personne de droite. Et j’ai des ressources inépuisables pour les uns comme pour les autres… Le politique m’intéresse, mais pas dans les configurations politiciennes, pour moi ce sont surtout des rapports de force appelant une mise en évidence, afin que les individus agissent en bonne conscience des situations (et cette conscience des individus, je n’ai pas envie de la normaliser sur une classe, une société, etc., je fuis ces collectifs abstraits ; quand à la reditribution égalitaire des moyens minima d’être libre pour ces individus, c'est un sujet soporifique, je trouve, parce que l’on saisit en dix secondes les enjeux et les options, et l'on se demande pourquoi une question si triviale et si empirique en dernier ressort forme l'essentiel du jeu démocratique droite-gauche).

    Je ne sais pas si je vous ai répondu...

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  4. Vince > Pourquoi penser que je suis flic ? (non je ne le suis pas, je suis juste un lecteur enthousiaste mais pointilleux).

    iPhone > Merci pour la réponse. Bon, on sera pas copains alors, vu que j'ai un sens moral suffisamment développé pour être révolté par pas mal de choses. Quant à la question maximaliste/minimaliste, j'ai envie de dire qu'il s'agit là de notions subjectives : à mon sens, je ne suis pas maximaliste, c'est plutôt la société dans laquelle je vis qui me paraît trop minimaliste (je parle du problème de la juste répartition des richesses, pas d'autre chose*).

    A vrai dire, la "mise en évidence" des rapports de force que vous appelez de vos vœux me semble aller de pair avec celle des inégalités économiques. Si vous arrivez à saisir en dix secondes les enjeux et les options de cette question, il me semble que cela est loin d'être le cas pour tout le monde : les humains partagent généralement des croyances irrationnelles ("si on plafonne les hauts salaires, le ciel nous tombera sur la tête", "il est juste qu'une star du show bizz gagne des millions chaque mois", etc.). C'est chiant (ou soporifique, si vous préférez), mais c'est comme ça.

    * Mais il me semble que nous n'employons pas ces termes comme l'entend Ogien. En lisant la page "Ogien" sur Wikipédia, je vois que je pourrais tout à fait me considérer comme adepte d'une éthique minimale (le troisième principe ne permet pas de trancher : à partir de quand peut-on considérer qu'un système économique cause des torts flagrants à autrui ?).

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  5. (Bidule) Oui, bon nombre de rapports de force sont de nature économique, c’est la caractéristique de la modernité par rapport à des époques de dominations politico-religieuses ou militaires. (Soit dit en passant, un des objets de ce blog, et de ce billet, revient à cela : des industriels très riches veulent préserver leur richesse et sont prêts à « casser » un bien commun qu’ils n’ont pas créé, Internet, à cette seule fin.)

    Mais il n’y a pas que cela, aussi des rapports de force moraux (justement) ou « épistémologiques ». Quand on part du point de vue de la liberté de l’individu, qui est le mien, les restrictions à cette liberté proviennent de freins matériels (plus ou moins de moyens pour réaliser ses fins) ou de freins moraux (interdits sur certaines fins) ou de freins idéologiques (idem mais dans le domaine non-moral, par exemple la croyance en dieu).

    Je ne suis pas à proprement parler « indigné » ou « révolté » par l’extrême richesse des plus riches, j’envisage cela de manière un peu rawlsienne et dépassionnée, plutôt un débat sur les conditions minimales d’égalité dans une société donnée (ce qui suppose certes de rendre les riches un peu moins riches, mais sans que cela implique de l’envie, de la vengeance ou je ne sais quoi). Dans ce que vous citez, j’ai plutôt une indignation « intellectuelle », disons que les gens soient incapables de citer un prix Nobel dans chaque discipline alors qu’ils connaissent par cœur des dizaines de noms de chanteurs, de footballeurs, de présentateurs et d’acteurs, eh bien oui, cela me navre bien plus que la déclaration d’impôt des personnes concernées, je me dis que cette époque est la reproduction de l’ignorance et que rien n’a changé là-dessus depuis la Révolution, voire l’Antiquité. Mais bon, je dis cela parce que je suis un « intellectuel », je n’échappe pas à la fâcheuse tendance de voir midi à sa porte et d’aligner autrui à ses préférences.

    Quand je dis que le débat de l’économie redistributive est « soporifique », c’est que ces termes me paraissent au fond très simple : dans une société donnée, quelle part est prélevée des plus riches / plus forts vers les plus pauvres / plus faibles, ou bien encore quel minimum est garanti dans quel domaine ? Cela me paraît quasiment mécanique comme question, on devrait « se battre » sur un chiffre de répartition au lieu de faire des effets de manche et d’embrouiller les esprits. Intellectuellement, il y a des questions plus intéressantes : La société, comme ensemble cohérent où la problématique est posée, existe-t-elle ou est-elle une pure fiction ? Le bien public passe-t-il encore par la forme moderne de l’Etat ? Pourquoi la théorie économique dominante (néoclassique mathématisée) paraît insensible à ses critiques innombrables ? Comment fait-on si des individus / communautés ne qualifient pas de la même manière le « bien » et le « juste » ? Etc. Un politicien ne posera jamais vraiment ces questions.

    (Quand à la gauche, si la réponse à la plus importante crise du capitalisme depuis un siècle est le « care » de Big Mother Aubry, ben…)

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  6. Au fond, on n'est pas si différents que ça alors. L'écart réside dans le fait que de temps en temps l'indignation me retourne les tripes, ce qui est un phénomène idiosyncratique de peu d'importance (car il n'altère pas ma lucidité). De même, bien que j'éprouve parfois des envies de vengeance face aux riches mafieux, cela n'importe guère. Ce qui compte, ce ne sont pas les réactions émotives des personnes mais les idées qu'il y a derrière.

    Quant à la gauche, vous savez que certains de ses acteurs proposent d'autres réponses, plus profondes et moins démagos, que celles du P"S" (cf. l'article de Lordon que vous citez plus haut, par exemple).

    C'est pourquoi d'ailleurs je ne pense pas que débattre de l'économie (re)distributive soit soporifique en soi (dans la pratique, c'est autre chose). Demander : concernant les revenus, quel plancher et quel plafond (eh oui !) notre société doit-elle adopter ? cela renvoie à des questions civilisationnelles (quelles valeurs communes ? quels biens communs ? quels projets ?).

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  7. pciNpct avec un N c'est mieux

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