Propositions à Laurent Joffrin (serial taxeur)

Laurent Joffrin, patron de Libération, publie une tribune intitulée : « Il faut faire payer Google  ». Pour mes plus jeunes lecteurs, je précise que Libération est un journal quotidien, dont le cœur de cible est le Parisien de gauche et du troisième âge. Fondé par Jean-Paul Sartre et une poignée de maoïstes en 1972, ce journal est aujourd’hui détenu par divers actionnaires individuels ou institutionnels, Edouard de Rotschild ayant un peu plus du tiers des parts. C’est donc un éditeur industriel de contenus one-to-many, assez caractéristique de l’ancien monde papier. Après avoir jadis milité pour la taxe sur les FAI, son directeur Laurent Joffrin en remet donc une couche sur Google. Commentaires de texte. Et, comme je suis du genre constructif, propositions de solutions originales au maréchal Joffrin pour sauver le soldat Libé.

« Faut-il brûler Google ? Non. Mais il faut le faire payer. En d’autres termes, il faut réformer les règles qui régissent le système de distribution de l’information. Celle-ci passe de plus en plus par un petit nombre d’acteurs mondiaux, fournisseurs d’accès à Internet (FAI), ou agrégateurs de contenus, comme Google, qui forment un mastodonte numérique, un monstre convivial qui broie les autres sans même s’en apercevoir, comme l’éléphant écrase les fourmis en marchant. Face à ce pouvoir mondial, il faut s’organiser. »

Première question qui vient à l’esprit : pourquoi Google ? Internet étant ce qu’il est, le dominant du jour n’est pas celui de la veille ni celui du lendemain. D’ores et déjà, Facebook forme un « mastodonte numérique » lui aussi, et comme il pratique de plus en plus l’agrégation sociale d’informations, on se demande pourquoi il ne faudrait pas taxer aussi cet éléphant, dans la foulée, juste pour faire plaisir à la fourmi Joffrin. D’ailleurs, Google ne représente « que » 65 % des requêtes à l’échelle mondiale, donc il faut aussi taxer les 35 % restant. De surcroît, on ne va pas sur Google sans navigateur, et Chrome est loin de dominer, donc taxons aussi joyeusement les « éléphants » complices de Google que sont Microsoft IE ou Mozilla Firefox.

Proposition à Joffrin : pourquoi ne pas aller plus loin dans la clarté et l’universalité propres à l’esprit français, donc taxer tous les sites sauf liberation.fr ?

« (…) si le Net est un magnifique outil de diffusion, il ne produit rien. C’est un haut-parleur, un répertoire, une chambre d’écho, pleine d’un discours qu’il ne prononce pas, d’un texte qu’il n’écrit pas. »

Un discours, un texte… dans l’esprit de Joffrin formaté par des années de bons et loyaux services dans les médias industriels one-to-many, l’information se conjugue encore au singulier. Il y a l’émetteur qui produit le discours et la foule docile qui s’en abreuve. Donc Internet ne produit rien, il ne fait qu’absorber ce qui est produit ailleurs. Les dizaines de millions de textes déposés chaque jour sur le réseau (par exemple... sur la cinquantaine de blogs hébergés par liberation.fr), mais indisponibles en dehors de lui ont donc un statut très singulier : figurez-vous qu’ils n’existent pas sur l’écran de Laurent Joffrin, il y a comme un grand vide entre les deux seuls sites du web, google.com et liberation.fr.

Proposition à Joffrin : pourquoi ne pas faire décréter par le Parlement que seul liberation.fr produit un vrai discours et un vrai texte, tout le reste étant de la merde ou du néant ?

« Principal agrégateur, Google vend aux annonceurs un produit qu’il n’a pas produit mais qu’il a seulement collecté. Comme des milliards d’usagers ont besoin des informations offertes par des milliards de producteurs, Google peut vendre à prix d’or ce trafic à tous ceux qui veulent se faire connaître, par l’habile commercialisation de liens publicitaires ciblés. Formidable modèle économique qui change le plomb en or et la gratuité en montagnes de dollars. »

Le fait est que le modèle économique de Google semble plus « formidable » que celui de Libération, journal qui vit sous perfusion de ses actionnaires et des aides étatiques à la presse (des centaines de millions tout de même, chers lecteurs contribuables, voyez l’ensemble du dispositif auquel s’ajoutent les récentes décisions des Etats généraux de la presse écrite, et ne croyez pas que la taxe Google serait la seule dont bénéficient Joffrin et ses amis).

Que l’on s’en félicite ou que l’on s’en plaigne, Google a bel et bien produit ce qu’il offre, à savoir des algorithmes meilleurs que d’autres pour exploiter les effets de réseau. (On nomme « effet de réseau » un bien ou un service dont la valeur augmente avec le nombre de consommateurs ou usagers ; ainsi, plus vous cherchez sur Google, plus vous affinez la recherche du moteur, plus vous le rendez efficace pour tout le monde, vous compris).

Proposition à Joffrin : le site liberation.fr possède une superbe fonction « recherche », pourquoi ne pas exiger de l’État français, voire de l’Union européenne, d’en faire le moteur officiel des citoyens honnêtes et vertueux ?

« Les internautes, pour une grande partie, se contentent de butiner les résumés qu’ils trouvent à portée de clic sur Google. Quant aux publicitaires, ils donnent à la puissance d’audience de Google et à la précision de son ciblage une telle préférence que les sites d’information ne grappillent que des miettes. Les journalistes du monde entier, sans trop en avoir conscience, travaillent ainsi, non pour le roi de Prusse, mais pour les actionnaires de Google. Le résultat est connu. La plupart des journaux et des sites d’information du monde entier perdent de l’argent ; dans le même temps, Google est devenu l’une des capitalisations les plus élevées de Wall Street. »

Joffrin constate, mais ne va pas plus loin. Il ne (se) pose évidemment pas la question qui fâche : pourquoi donc les internautes préfèrent-ils butiner d’une info l’autre que rester fidèles voire s’abonner à des journaux en ligne ? (Enfin… à certains, d’autres se portent mieux.) La réponse est pourtant simple : parce que cette information en ligne n’a plus de valeur suffisante à leurs yeux. De même que celle sur papier d’ailleurs : les ventes des journaux et particulièrement des quotidiens ne font que s’affaisser depuis trente ans. Et pourquoi cette valeur est-elle dépréciée ? Parce que la presse n’a pas su repenser son offre à l’ère numérique, tout simplement. Elle est restée globalement sur un modèle né au XVIIe siècle et industrialisé au XIXe siècle, sans se remettre vraiment en question.

Par exemple, la notion de « quotidien » n’a plus de sens à l’ère numérique (une info peut être cherchée en exclu à la seconde près et en push ou, au contraire, consister en un dossier pertinent pendant des années), les contenus généralistes ne passionnent que peu de monde (pourquoi donc payer pour des infos sport et musique quand on s’intéresse aux relations internationales et à la politique, ou vice-versa, ou n’importe quel tag affinitaire de son choix), le texte seul ou avec photo statique posée à côté n’est pas le seul format (le « web documentaire », c’est-à-dire le reportage multimédia mêlant textes, photos, vidéos, infographies, etc. est une offre à valeur numérique ajoutée, pas un simple copier-coller du papier sur le web), etc.

Proposition à Joffrin : n’est-il pas urgent de développer une audacieuse offre bimédia, 3615 LIBE sur Minitel et une édition papier imprimée au plomb, avec des typographes plutôt que des copistes ?

« À moins de supprimer toute gratuité, éventualité à la fois invraisemblable et néfaste pour les internautes, l’omniprésence de l’information gratuite continuera et creusera irrésistiblement les déficits. On peut pratiquer le don de l’info. Mais on ne peut pas demander aux salariés de pratiquer le don du travail. Les équipes de journalistes ont droit à un salaire décent. Il y a une limite à la réduction des coûts de production de l’information. »

En effet, mais voir le point précédent. Si demain je décide de travailler pour produire de l’air libre conditionné en bouteille, je vais avoir du mal à vendre le fruit de mon travail, car il se trouve que cet air libre est disponible gratuitement en grande quantité. Le journaliste n’est plus cette autorité de la parole et pilier de la démocratie qu’il pensait être : outre que son image a été ternie depuis deux siècles par mille compromissions de sa corporation avec mille pouvoirs établis ou idéologies à la mode, il a désormais des millions de concurrents gratuits, qui développent leurs propres analyses à partir des mêmes informations élémentaires disponibles pour tout le monde. Alors il doit produire autre chose.

Proposition à Joffrin : sur certains ordinateurs, pas le tien, entre google.com et liberation.fr, tu as des choses bizarres qui s’appellent des blogs, des forums, des wikis, des journaux gratuits… pourquoi ne pas demander à l’État de fermer tout ce fatras, pour concurrence déloyale ou un truc dans le genre ?

« En économie de marché, il n’est qu’une seule issue à cette évolution : la réduction draconienne du nombre de producteurs, c’est-à-dire une concentration brutale du système de production d’information à l’échelle mondiale. (…) Au nom du tout-gratuit, on exécutera neuf journaux sur dix pour restaurer la rentabilité du capital, avec les conséquences que l’on peut imaginer sur le pluralisme. »

Évidemment, ce passage ne tient debout qu’en rayant de la carte tous les « producteurs » d’Internet que Joffrin méprise, en oubliant que la « concentration brutale » concerne déjà la presse papier depuis longtemps, particulièrement la presse quotidienne française, en continuant d’ignorer que le gratuit ne tue pas le payant, mais seulement le payant dévalorisé par la médiocrité ou la banalité de son offre, en présupposant que le XXIe siècle a absolument besoin des journaux dans la forme intacte où ils ont prospéré au XIXe, en négligeant qu’un nombre croissant d’informations vient des individus eux-mêmes grâce à la démocratisation des outils de production et qu’un nombre croissant de « scandales » éclate grâce à un Internet plus libre que le monde papier vis-à-vis des pouvoirs en place, etc.

Proposition à Joffrin : si l’on exécutait 1,4 des 1,5 milliard d’internautes, ne penses-tu pas qu’un nombre conséquent de survivants prendrait un abonnement à la version bimédia de Libé ?

« En s’unissant et en mettant les pouvoirs publics de leur côté, les entreprises d’information peuvent changer le rapport de force. Les bénéfices de Google (comme ceux des FAI) sont immenses ; une petite partie de cette manne financière suffirait à améliorer nettement les comptes des producteurs d’information sur le Net, aujourd’hui pressurés. (…) Seule la puissance publique (…) peut rééquilibrer ce rapport léonin. Il ne s’agit pas d’impôt, mais de régulation, il ne s’agit pas de faire payer le contribuable mais les actionnaires. Il ne s’agit pas de subvention. Il s’agit de demander une part modeste de bénéfices qui resteront en tout état de cause énormes. (…) Tout gouvernement soucieux de la liberté d’informer devrait le comprendre. »

Passage tout à fait caractéristique de l’appel des industries déclinantes de contenus à l’État, comme je l’avais déjà critiqué chez Schiffrin et Prosper concernant le livre, et comme on a pu l’observer pour la musique ou le cinéma. Le vieux monde étatique et marchand uni pour mettre au pas l’enfant terrible et numérique, en désignant Google (ou tout autre multinationale) et le « pirate » comme les symboles à abattre.

Ces industries, parfaitement capitalistiques, n’ont pas su s’adapter depuis 20 ans à la révolution numérique. Désormais perdantes d’un jeu où elles triomphaient naguère, elles en appellent servilement à l’État pour se voir attribuer de force une part d’un gâteau qui leur échappe. On peut dire raisonnablement qu’elles cumulent toutes les tares, cupides sur leur bout de gras et partageuses sur celui du voisin, bombant le torse de leur liberté et de leur indépendance mais appelant la Big Mother bureaucratique à leur rescousse.

Proposition à Joffrin : pour en finir tous tes soucis, et les nôtres aussi, pourquoi ne pas te retirer de l’Internet, tout simplement ?

5 commentaires:

  1. Laurent Joffrin est un génie.

    Les autres = les non-génies frustrés...

    qu'ils crèvent < mais oui...pourquoi vouloir jouer aux inadaptés alors que vous êtes aussi adaptés que Laurent Joffrin.

    Par exemple vous Iphone ...qu'est-ce qui vous distingue d'un gars comme Laurent Joffrin ?

    Vos sales gosses appartiennent à la même marre

    non ?

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  2. (Krane) Vous employez souvent le mot "adapté", mais j'ignore quel sens exact il a dans votre esprit.

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  3. d'abord je suis bien d'accord avec vous pour dire qu'à partir d'un certain stade...il vaut mieux ne pas parler(= se taire).

    cela dit ce n'est pas non plus la fin du monde si du liquide s'écoule.

    Adapté= qui s'accommode du réel tel qu'il s'impose à la conscience humaine, au point par exemple de fonder une famille.

    Descendance qui permettra bien plus tard de payer les RETRAITES, pour rester dans le schéma positiviste qui est le vôtre :)

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  4. (Krane) J’ignore si je suis adapté au sens où vous le désignez. Sans doute. En dernier ressort, je ne supporte pas trop la posture de la « conscience malheureuse » et j’aime le réel, disons que je n’ai pas de problème à régler avec lui, pas de ressentiment, pas de besoin d’un arrière-monde, etc. Un « oui à la vie », si vous voulez, mais un « oui » qui inclut dans le même temps la dimension ratée, pourrie, monstrueuse, désespérante de cette vie, un « oui » qui lit Bataille ou Cioran, et cela m’écarte peut-être d’un positivisme trop borné dont vous semblez me soupçonner. (En dehors de ces considérations philosophiques, mon mode de vie et mon hérédité me donnent une bien faible probabilité d’atteindre l’âge de la retraite, si tant est que cet âge ait un sens dans mon cas.)

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  5. "et j’aime le réel, disons que je n’ai pas de problème à régler avec lui,"

    mais c'est impossible ce que vous dites.

    comment pouvez-vous dire ça.

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