Si j’avais plus d’un quart d’heure, je pourrais sans doute trouver d’autres facteurs, ou bien préciser ceux-là en sous-classes – et mes lecteurs le feront peut-être. Ce serait le tout début de notre réflexion, puisqu’une fois obtenue une longue liste de ces candidats à l’explication, il faudrait examiner leur base empirique (les a-t-on vraiment observés et si possible mesurés), réfléchir à leur dynamique (quand ont-ils joué un rôle dans l’évolution des sociétés humaines et y en a-t-il trace dans les sociétés actuelles), à leur imbrication (tel facteur est-il une dérivée de tel autre), à leur poids respectif dans l’explication du phénomène observé…
Dans les débats actuels sur le livre d’Elisabeth Badinter (voir ici pour sa couverture médiatique et ici pour deux-trois interventions de votre blogueur préféré), la grande sécheresse intellectuelle de bon nombre d’intervenants me navre. C’est-à-dire que dans l’ensemble des facteurs énumérés ci-dessus, et surtout dans l’ensemble plus large encore des facteurs possibles, on n’en met en général qu’un ou deux en avant. Pour l’essentiel, les inégalités économiques – chez les féministes mainstream en France, celles que j’ai entendues sur France Info et qui m’ont poussé à écrire ce texte. Comme si ces inégalités expliquaient tout.
Après le niveau méta, j’en viens donc à un second cheval de bataille : la dimension multi. Je l’ai rapidement évoquée naguère à propos du succès de Gavalda. J’y retourne pour la préciser.
Observation 1. Dans la nature comme dans la culture, il est rarissime qu’une cause produise un effet : c’est un ensemble de facteurs qui produit les conditions d’un événement. Si vous voulez obtenir une chose aussi simple qu’un nuage, vous avez besoin de plein d’ingrédients relatifs à l’humidité, à la pression, à la température, aux turbulences du fluide atmosphérique, aux noyaux de condensation, aux charges du processus de nucléation et ainsi de suite. Si vous voulez obtenir une domination masculine, c’est la même chose : elle ne va pas se cristalliser pour la seule et unique raison que l’homme colle des beignes (ou gagne 10 % de plus ou imagine que dieu est un vieux barbu ou pense avec sa bite). On appellera cela l’approche systémique ou la pensée complexe, pour faire plaisir à pépé Morin. Il faut la convergence plus ou moins probable d’une multitude de lignes de causalités plus ou moins indépendantes pour produire tous les événements que nos sens observent. Donc les adeptes simplistes de la démarche Une Cause, Un Effet, Une Explication (version épistémologique d’un célèbre slogan nazi) sont aussi des abonnés fidèles à l’erreur.
Observation 2. L’esprit humain n’accède pas facilement à cette perspective « multifactorielle », il aime bien trouver LA raison des choses. Il s’agit là d’un biais cognitif répandu, et sans doute au passage l’une des raisons de l’existence du dieu monothéiste (la cause universelle et éternelle la plus simple qui soit, compréhensible par un enfant de cinq ans ou une masse de cinq milliards de simples d’esprit, donc aisément transmissible verticalement et horizontalement). Plus basiquement et sans faire d’athéologie, notre cerveau a tout intérêt à identifier des séries discontinues de liens cause-effet simples pour survivre : quand votre ancêtre devait fuir un lion dans la savane, il ne s’agissait pas pour lui de développer des considérations pertinentes sur l’écologie des milieux subtropicaux. Grosso modo, 99,99 % de vos ancêtres pré-humains et humains ont sauvé leur peau grâce à une rationalité très limitée, mais très efficace dans des contextes précis et plutôt répétitifs de survie : une allocation temps-énergie optimale pour leurs neurones. On en garde plein de séquelles (eh oui, c’est dur d’avoir ainsi des aïeux un peu cons). Par exemple, notre cerveau éprouve une petite jouissance quand il croit avoir compris (l’orgasme neural de l’euréka) – même quand il est dans l’erreur, hélas. Je suppose qu’il existe des noyaux addictifs dans notre système cérébral de récompense faisant que l’on éprouve du plaisir à répéter et conforter nos convictions, qu’elles soient erronées ou non étant indifférent. Ensuite, nous persistons dans l’erreur par plein de biais convergents et célèbres chez les psychologues expérimentaux : effet de corrélations illusoires (vous éliminez ou sous-estimez les informations qui contredisent votre conviction), effet de confirmation des hypothèses (vous retenez ou survalorisez les informations qui appuient votre conviction), etc. Nous sommes tous ainsi, moi le premier, mon compte en banque est toujours vide quand j’ai besoin d’argent et les feux sont toujours rouges quand je suis pressé.
Conclusion. Beaucoup de querelles inutiles, d’erreurs factuelles et en dernier ressort de mauvaises décisions seraient évitées si l’on admettait qu’il existe des facteurs additifs, et non quelque cause exclusive, aux réalités formant l’objet de nos interrogations. Telle est la dimension multi. Reconnaître que les choses ne sont pas simples, essayer malgré tout de les comprendre, en commençant par les décrire et tout cela sans préjugé initial.
Manque de pot, sa prise en compte est assez rare, comme pour le niveau méta. Quand vous tombez sur un interlocuteur qui raisonne en dimension mono et en niveau infra, c’est l’horreur : il répète toujours la même conviction fondamentale et n’arrive absolument pas à comprendre que ce ne soit pas la vôtre. En écrivant, je me souviens d’un débat à la con sur un forum, mon interlocuteur avait une idée fixe : « l’obésité, c’est la faute aux multinationales de la malbouffe ». J’ai eu beau, comme pour la domination masculine ci-dessus mais en prenant le temps de sourcer un peu mes propos, j’ai eu beau donc énumérer une bonne dizaine de facteurs contribuant à l’épidémie contemporaine d’obésité (dont le sien), c’était peine perdue.
Si, posé partisan du méta-multi, vous tombez sur un butor borné du mono-infra, c’est foutu. Il s’agit alors de conserver quelques réflexes basiques de survie cognitive : comme votre ancêtre face au lion, filez au plus vite !
Remarquable, comme souvent. Je profite de l'occasion pour vous dire deux choses. L'une, la découverte de vos écrits, sur ce blog et ailleurs, fait partie des rares (et toutes bonnes) surprises que m'ont procurées mes errements sur le net ces derniers temps. La seconde, après le retrait (bien compréhensible) de Philippe Jaenada, vos commentaires sont devenus les uniques raisons de mes visites du blog de Wrath, qui me paraît sombrer inexorablement dans la ratiocination.
RépondreSupprimerMerci.
Patrick Delperdange.
Oulala, n'en jetez plus, après Christine hier (que je remercie au passage) et vous aujourd'hui (itou), je ne sais plus où me mettre ! :D
RépondreSupprimerElles sont drôlement bien vos photos. Ce n'est pas du tout un renvoi d'ascenseur, j'aime surtout les floues et les désaxées, aussi le grain épais. Et les (rares) couleurs sont vraiment très réussies, pas si souvent le cas quand on a une dominante NB. Donc à tous mes lecteurs, allez voir tout de suite les "apparitions", cela vaut le déplacement!!
http://apparitions.over-blog.com/
Merci pour votre commentaire au sujet des photos d'apparitions, même si je ne suis que l'auteur des petits textes liés à chacune d'elles... Je transmettrai le message à qui de droit.
RépondreSupprimerEt ne jouez pas les (faux)modestes, je pense que vous êtes tout à fait au courant de la qualité de ce que vous proposez.
Au plaisir.
Patrick Delperdange