La fabrique d'un best-seller (diversion nocturne)

Trois heures du matin viennent de passer, je n’ai toujours pas sommeil, ni l’esprit à lire. Alors je continue d’écrire, quelle production cette nuit !

Pour me changer les idées, un débat sur le blog de Wrath sur le thème (connu) : mais comment Gavalda fait-elle concrètement pour vendre 300 000 exemplaires ? Plus généralement, comment peut-on expliquer le succès d’une certaine littérature sentimentale populaire illustrée par Musso, Lévy, Gavalda et compagnie, avec un lectorat énorme pour un contenu que la minorité des « grands lecteurs » trouve généralement médiocre ? Le Koala s’était aussi penché sur la question. (Et il y a sans doute d’autres sources, j’ai en mémoire une recherche américaine sur les ressorts psychologiques du best-seller, que je ne retrouve pas hélas et dont je ne me souviens plus des conclusions.)

Donc première chose, il n’y a pas une seule explication, comme pour la plupart des phénomènes. Dans la nature comme dans la culture, il est rarissime qu’une cause produise un effet, c’est un ensemble de facteurs qui produit les conditions d’un événement. L’esprit humain n’accède pas toujours facilement à cette perspective « factorielle », il aime bien trouver LA raison des choses, mais beaucoup de querelles inutiles seraient évitées si leurs participants admettaient qu’il existe des raisons additives, et non exclusives, à l’objet de leurs interrogations. Le plus dur étant en fait de quantifier le poids relatif des facteurs (ce n’est pas dur en soi, l’analyse factorielle statistique le fait, mais il faut pour cela beaucoup de mesures et données qui manquent dans la plupart des cas).

Voici à titre d’hypothèses quelques facteurs de succès du best-seller.

- Effet de l’écriture maîtrisée. Je ne voudrais pas faire bondir mes lecteurs au goût délicat, mais à la base du best-seller, il y a tout de même une maîtrise minimale de l’écriture. Il sort chaque année des tas de romans à compte d’auteur qui ne deviendront jamais best-seller parce qu’ils sont juste mal écrits. Et inversement, si le best-seller a rarement un style remarquable, il assure tout de même un service minimum pour ce qui est de la maîtrise de la langue.

- Effet physique de la pile. Quand un éditeur fait un premier tirage à 50.000 ou 100.000 exemplaires, suivi du marketing qui va avec, le lecteur potentiel est confronté à de grosses piles dans les points de vente (librairies, hypermarchés, etc.) ce qui maximise la probabilité de l’acte d’achat. Et inversement, quand l’éditeur choisit un tirage moindre (à partir des informations de la chaîne de diffusion-distribution), le livre est nécessairement désavantagé dans la compétition pour l’espace physique du libraire, il ne peut s’en sortir que par un vigoureux bouche-à-oreille. Cela arrive mais en terme de « fitness », c’est un handicap dès le départ.

- Effet psychométrique de la distribution de l’intelligence dans la population. L’intelligence verbale (comme l’intelligence générale dont elle est un « module ») suit une distribution gaussienne dans la population, avec une masse autour de 100 (la moyenne conventionnelle), et des extrémités minoritaires (fréquence de plus en plus rare des très faibles / très fortes intelligences verbales). Le best-seller a probablement un style simple, un lexique limité et une narration linéaire : il satisfait l’intelligence moyenne, voire médiocre, donc il est psychologiquement accessible au plus grand nombre. (Il faudrait cependant valider cela par une analyse lexicométrique et sémantique quantitative des 10 meilleures ventes comparées à un panel de 100 ventes plus faibles).

- Effet mémétique de certains thèmes ou noyaux cognitifs. Un mème est un item culturel quelconque qui se transmet avec plus ou moins de succès de cerveaux en cerveaux, comme les gènes se transmettent de cellules à cellules (exemples : le mot youpi, le proverbe qui vivra verra, la Marseillaise, la recette de la crêpe, etc. peuvent être vus comme des mèmes). Une hypothèse est que les best-sellers se recruteront préférentiellement dans les ouvrages privilégiant des mèmes solidement implémentés dans nos noyaux cognitifs. Par exemple : son amour est en péril, elle a été trompée /abandonnée / bafouée, une terrible maladie menace un proche, un incroyable secret niche au cœur de son existence, tout finit bien, etc. L’esprit humain (moyen) serait darwiniennement programmé à se retrouver dans des thématiques reflétant des enjeux basiques de son existence : amour, mort, survie, épreuve, trahison… avec tout le cortège d’émotions universelles (elles aussi programmées) et de sentiments (plus culturellement variables) allant avec : colère, peur, joie, tristesse, etc. Des mèmes simples associés à des émotions fortes sont donc probablement un facteur supplémentaire de succès.

- Effet de contagion sociale / conformisme social. C’est notamment celui que met en avant Le Koala dans le site en lien plus haut. On pourrait l’appeler le syndrome de la machine à café ou le syndrome de la rame de métro : les gens tendent à s’imiter les uns les autres, un livre qui commence à se répandre bénéficie d’un effet de contagion. « Ah tu ne l’as pas encore lu ? Tu devrais, cela te plairait ». C’est au fond le bouche-à-oreille, avec une fonction de cohésion microsociale (on se rassure par le même horizon culturel).

- Effet de seuil d’un certain nombre de ventes. C’est un point à vérifier, mais les effets de seuil sont fréquents dans la nature. Au-delà d’une certaine quantité d’un paramètre, le comportement n’est plus linéaire et l’on a des transitions d’état (par exemple l’eau en glace ou en vapeur selon température et pression). On peut faire l’hypothèse, qui serait aisément contrôlable avec les chiffres des éditeurs sur un historique assez long, que tel seuil de vente (par exemple autour de 50.000) déclenche fréquemment une diffusion plus rapide du livre, qui doublerait rapidement à 100.000 pour s’envoler ensuite au-delà. Cet effet de seuil serait la traduction mathématique de l’effet de contagion précédemment décrit.


- (Addendum) Effet de genre. En moyenne, les femmes lisent plus que les hommes (leur intelligence verbale est supérieure aussi). Et toujours en moyenne, les femmes parlent plus (leur tendance hétériste…). Tout best-seller potentiel doit donc prendre en compte cette population majoritaire de lectrices et prescriptrices. Le fait est que les opus parfumés à l’eau de rose, dont les études ont montré qu’ils séduisent beaucoup de femmes et peu d’hommes, ne se vendent pas si mal. Les quatre premiers auteurs vendus en 2009 font par exemple dans le roman sentimental (Musso, Lévy, Pancol, Gavalda). 

Voilà donc quelques hypothèses pour le succès « moyen » d’un best-seller. Cela n’exclut pas les exceptions : un livre ne remplissant pas ces critères mais se vendant bien, un livre remplissant ces critères mais faisant un flop. Car le hasard a son mot à dire dans les affaires humaines, et des événements infiniment peu probables surviennent toujours. Heureusement.

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