Livre numérique et livre papier: une co-existence improbable

Découvrant le blog de Thierry Crouzet, le peuple des connecteurs, j’y lis une intéressante tribune sur la question suivante : le livre numérique va-t-il se substituer au livre papier ? Et je m’aperçois que je n’ai pas directement répondu à cette question alors qu’elle détermine sans doute bien des choses dans la manière dont on se figure le présent à partir d’un avenir jugé le plus probable. Ma réponse : oui, évidemment, le livre numérique fera pour l’essentiel disparaître le livre papier. Et c’est la raison pour laquelle le processus de numérisation, en ce domaine comme dans tous les autres, est un enjeu central du temps présent : passer à côté de la portée de ce phénomène, c’est méconnaître la mutation majeure de notre époque.

Comme le souligne Crouzet, l’argument selon lequel une technologie ne remplace pas une autre (version large) ou un média ne remplace pas un autre (version restreinte) ne tient pas quand on réfléchit au livre numérique par rapport au livre papier.

D’abord, cet argument est faux en toute généralité. L’évolution technologique procède bel et bien par création destructrice dans la plupart des cas : un système fonctionnel moins efficace est remplacé par un autre, plus efficace. La technique, contrairement au vivant, innove selon un dessein pré-établi (rationalité instrumentale, orientée consciemment vers une fin) : produire de l’énergie, échanger de l’information, modifier la matière, augmenter la vitesse, améliorer la précision ou le rendement, etc. Cet impératif fonctionnel sous-jacent implique qu’un procédé obtenant le même effet qu’un autre avec une moindre dépense de temps et d’énergie (ou d’argent pour une société humaine) sera privilégié, de même qu’un procédé obtenant un meilleur résultat pour une dépense identique, a fortiori moindre. (Cela dans des conditions idéales, il y a toujours des aléas dans l’émergence d’une invention et sa diffusion ; mais c’est néanmoins la tendance longue que l’histoire permet d’observer depuis l’invention du silex taillé puis du feu au Paléolithique).

Si la technologie et le vivant divergent par le caractère finalisé ou aléatoire de leur évolution, ils font face à une triple contrainte identique à la base – rendement matériel, énergétique, informationnel – de même qu’ils réalisent un couplage similaire : une structure porteuse d’une fonction. L’humain est fort heureusement capable de prodiges d’imagination et de dépense pour des finalités non-utilitaires, esthétiques par exemple. Il n’empêche que dans le domaine pratique, ces contraintes s’exercent à plein. La production et la diffusion d’un livre sont avant tout un problème pratique.

L’histoire montre ainsi que les technologies se remplacent bel et bien dans leur domaine d’usage : il en fut ainsi pour le mail vis-à-vis du fax, la voiture vis-à-vis du cheval, la machine à moteur vis-à-vis de la machine à vapeur, l’imprimerie vis-à-vis de la copie manuelle, l’écriture sur papier vis-à-vis de l’écriture sur argile ou papyrus, l’objet en métal vis-à-vis de l’objet en pierre, etc. Une technique devient dominante, l’autre marginale, quand elle ne disparaît pas purement et simplement.

L’autre point est « un média ne remplace pas un autre » : par exemple la radio n’a pas fait disparaître la presse et l’édition, et le cinéma / la télévision n’ont pas fait disparaître les trois précédents. Certains en déduisent que le livre numérique ne fera pas disparaître le livre papier, les deux co-existeront dans un monde harmonieux. Deux remarques à ce sujet.

D’une part, le « média » concerné par cette observation est d’abord le texte, et non pas le journal ou le livre. Ces derniers sont les supports secondaires d’un moyen primaire de communication à distance. L’invention fondamentale est le texte (l’écriture), les inventions dérivées sont les outils de production et diffusion du texte. Ainsi, l’imprimerie a bel et bien fait disparaître la copie ; et au sein de l’imprimerie, l’offset a fait disparaître le plomb ; et au sein de l’offset, le pdf a fait disparaître le film intermédiaire que j’ai encore connu à la fin des années 1980… (Voir ici une mise en perspective de l’écriture dans l’histoire.)

D’autre part et surtout, la non-substitution télévision > radio > livre concernait la même époque pour la structure de l’information transmise : elle ignore le vrai tournant de notre temps, qui est le passage du mode analogique (continu) au mode numérique (discret). La numérisation du monde signifie : le codage binaire de l’information mis au point dans les années 1930-1950 s’est imposé depuis comme le moyen le plus fiable, le plus simple et le plus universel de transmettre à distance toute information possible, que cette information soit indifféremment un texte, un son ou une image. En conséquence de quoi le livre papier, tout comme le poste de radio, la chaîne hi-fi ou le téléviseur ont de bonnes chances de disparaître à terme, du moins de devenir très marginaux puisqu’un terminal numérique fixe, éventuellement doublé d’un terminal numérique mobile, permet d’accéder à toutes les informations véhiculées par les anciens objets séparés (accessoirement encombrants et indépendants, deux problèmes que l’interopérabilité numérique fait disparaître).

Le livre numérique ne co-existera pas avec le livre papier : il le remplacera et le marginalisera. Ce livre numérique lui-même est entré depuis peu dans sa double phase d’expansion et de perfectionnement : non seulement il s’étend désormais au-delà d’une niche restreinte grâce à un confort de lecture honorable, et même supérieur dans certains cas, mais cette extension lui permet de s’améliorer à mesure de sa progression (encres électroniques pour la qualité de lecture, connexion Internet pour l’accès à un fonds universel, autonomie énergétique avec comme objectif final annoncé l’inépuisable source solaire : on retrouve ici l’amélioration du rendement matériel, énergétique et informationnel dont je parlais plus haut).

La seule question ouverte à mon sens est celle du rythme de substitution : le livre numérique atteindra-t-il la moitié du marché en 2020, 2030, 2050... ? Là, nous entrons bien sûr dans une zone bien moins prédictible où se mêlent des facteurs nombreux, depuis l’évolution technologique des liseuses jusqu’à l’évolution sociologique des lecteurs en passant par les variables économiques, qui dictent aujourd’hui une bonne part des comportements. La question est un peu périphérique cependant : nous aurons du « bimédia » dominant pendant un certain temps, donc ceux qui sont « viscéralement attachés » au livre papier, comme l’observait l’éditeur Alain Gérardin (voir ici), ne seront pas privés du choix dicté par leurs viscères... Mais l’érosion progressive du papier par le numérique moins cher et plus accessible a peu de chance d’être réversible.

Le livre papier avait atteint un haut degré de perfectionnement dans sa production, avec toutes les qualités qu’on lui connaît : autonome, mobile, résistant assez bien à l’usure du temps c’est-à-dire aux agressions du milieu, agréable. Le rapport Patino (2008) a été jusqu’à le qualifier de « technologie parfaite », ce qui est très abusif, mais ses qualités sont réelles. La principale faiblesse du livre papier n’est pas sa production, mais sa diffusion (vu de l’éditeur) ou son accès (vu du lecteur). Et là, il est très imparfait : auteurs et éditeurs sont confrontés à des impératifs physiques (limite de place pour les librairies, les stocks) faisant que la durée de vie réelle du livre est faible, au sens où la période d’accès optimal est très limitée. Les éditeurs n’ont aucun intérêt à le rappeler (ils s’en gardent bien), mais c’est une évidence pour l’immense majorité des auteurs. Ceux-ci ne peuvent plus accepter en 2010 que l’avenir de leur création soit enfermé dans un seul support au destin si incertain – et au pilonnage si fréquent.

Cet accès problématique ne concerne pas le livre numérique : son stockage ne coûte quasiment rien, son flux non plus, les métadonnées et l’indexation intégrale font qu’une information précise sur son contenu pourra être extraite à tout moment, bien longtemps après sa parution. Non seulement le livre numérique existe sur chaque serveur de distribution, non seulement l’auteur peut le promouvoir durablement sur ses sites personnels, mais chaque lecteur devient une source de diffusion potentielle. Le contraire du livre papier qui, lorsqu’il disparaît de l’accès physique direct, disparaît peu ou prou de l’accès tout court (sauf pour des recherches spécialisées dans de rares bibliothèques). La principale question numérique est déjà celle des formats, faire en sorte qu’un mode d’écriture-lecture en 2010 soit toujours opérationnel en 2030 ou en 2050. On doit non seulement parvenir à un standard, mais aussi garantir aux créateurs sa pérennité : le temps court de l’évolution informatique doit ici s’adapter au temps long de l’évolution culturelle, et c’est tant mieux.

Depuis son origine, le livre a bel et bien cet enjeu : rendre une pensée aussi accessible que faire se peut. De ce point de vue, le livre papier a déjà perdu la bataille par rapport au livre numérique. 

13 commentaires:

  1. via Guy Tournaye : "euh Thierry Jonquet est un peu mort... En revanche Thierry Crouzet se porte bien merci"

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  2. (PS) Ah mince, quel étrange lapsus scripturi... Merci !!

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  3. Une petite précision : si le vivant s'est effectivement développé dans le chaos (ou une distribution aléatoire), on pourrait reconnaître à posteriori un but, à savoir sa propre diversité.
    Par ailleurs ce chaos s'est organisé par la suite, et vous savez comme moi que le vivant s'adapte à son milieu :) Son évolution n'est donc pas totalement aléatoire, surtout c'est une évolution contrainte.

    On pourrait dire que le vivant est assez conservateur, mais très imaginatif dans ses évolutions :)

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  4. Il y a tellement de bétises dans cette intervention qu'il est difficile de les pointer.
    Quand on veut tuer son chien, on l'accuse de la rage.
    Rien de nouveau sous le soleil, surtout pas la mauvaise foi, et encore moins prendre ses désirs pour des réalités.

    Bonnes journéesssssssssss

    RitonLaZone

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  5. (Vince) Disons que les mutations du vivant, aléatoires, n'obéissent à aucun dessein contrairement aux mutations techniques, finalisées. Mais dans le cas du vivant, le mécanisme d'adaptation-sélection n'a évidemment rien d'aléatoire (et il est plutôt conservateur, en effet).

    (RitonLaZone) Dommage, j'aime que l'on pointe mes bêtises (mais je n'aime pas trop les proverbes, le bon sens populaire étant souvent truffé d'inférences inexactes).

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  6. Ah je ne suis pas d'accord, le vivant mute pour la survie ! Un dessein certes primitif, mais bon ! :)

    (vous devriez plutôt ignorer les guignols du genre ritonmachin, enfin ce que j'en dis :)

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  7. Mais RitonLaZone existe vraiment,
    Et si le e-book devait supplanter le papier ce serait déjà fait,
    Tout cela est une évidence.
    Je fais des livres numériques depuis 1990,
    Mais le débouché grand public n'existe pas,
    C'est le néant absolu.

    Alors quand à prétendre qu'un truc, qui n'existe pas, va supplanter une bonne réalité, et que la coexistence est impossible, c'est vraiment trop drôle.

    RitonLaZone

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  8. @ riton

    Ah ! Autant pour moi alors !

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  9. (Vince) Ah non justement, les mutations biologiques sont aléatoires – il ne pourrait en aller autrement, un brin d'ADN n'a pas conscience des conditions de survie en général et dans les générations futures en particulier –, la sélection fait le tri entre les mutations neutres, positives et négatives (pour la fitness du porteur), les deux premières étant conservées. Cela sous réserve de l'héritabilité épigénétique, à l'étude mais marginale pour le moment.

    (RLZ) La différence entre 1990 et 2010 se nomme liseuses et tablettes. Il n'est pas nouveau que sur Internet, certaines conditions sont requises pour le décollage : le krach 2000-2001 venait largement de là, les idées étaient bonnes mais la masse critique et les outils 2.0 encore absents. ou encore : comparez la musique avant et après le couple iPod / iTunes.

    Lire un pdf sur un écran d'ordinateur et lire un ePub sur une liseuse ne sont pas les mêmes expériences pour le lecteur, croyez-en mes yeux fatigués par plus de 20 ans d'écran.

    Cette offre liseuse ne tombe pas dans le vide : tous les éditeurs "industriels" conviennent depuis 2009 que le marché décolle, et ils investissent en conséquence après 15 ans d'échec du livre électronique. Quand l'iPad écoule 1,5 million de livres en un mois, cela fait évidemment réfléchir un secteur dont la croissance est régulière, mais très molle cependant.

    Donc la France est dans le néant absolu (0,3%) mais Etats-Unis et Royaume Uni sont déjà à 5% du marché, avec une courbe exponentielle sur les 10 derniers trimestres. Et vu les investissements que font Hachette, Gallimard et compagnie, avec bien du retard, je doute que ce soit à titre expérimental.

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  10. Bien sûr que le livre electronique existe, mais l'idée qu'il va remplacer le livre papier est absurde, tout simplement parce que ce qui se passe dans la réalité est autre.
    Les livres électronique qui se vendent n'existent pas en papier, il s'agit d'autres livres, il n'y a pas remplacement, mais complément.

    RLZ

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  11. (RLZ) Quand je vais sur le Kindle Store et que je classe par "best-selling", je trouve dans les 50 premiers résultats des romans (et quelques essais) qui n'ont rien de "complément"... ce sont simplement les livres "homothétiques" (comme l'on dit maintenant) des livres papier.

    Ah mon avis, les livre "augmentés" ne viendront que plus tard et surtout, les éditeurs se trompent s'ils croient que ces livres augmentés vont effacer le besoin de trouver les livres homothétiques moins chers. C'est-à-dire ne plus claquer 10, 15 ou 20 euros pour ce qui fait la dynamique des ventes en librairie : livre de jeunesse, BD, roman, essai d'actualités.

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  12. Beau billet! Toutefois le papier gagne encore sur 3 points actuellement:

    - Pas de DRM sur un livre papier. L'informatique avance tellement vite qu'il sera bien difficile de trouver et de faire adapter un format libre et ouvert dans l'intérêt de tous (qui n'est jamais celui des maisons d'éditions/de disques).

    - Les couleurs et la diagonale sont encore absente. Comment faire pour lire un ouvrage de cours ou une bande dessinée ? (Les écrans PixelQi ouvrent une perspective intéressante)

    - Sa simplicité, qui le rend irremplaçable dans une monde non numérique et sans électricité. Le partage numérique est LA révolution du XXI siècle, mais n'oublions pas qu'il suffit d'une panne d'électricité pour être coupé de toute ses "e"possessions.

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  13. (tanguy) Merci. Nous ne sommes en effet qu’au début du reader, les modèles actuels nous feront rire en 2020 et 2030, comme les premiers PC tout moches des années 1980. Sur le DRM : oui. Sur l’énergie : je pense que l’autonomie par batterie solaire sera un point important, quand les solutions énergétiques auront progressé. Je rêve d’une simple feuille flexible contenant quelques milliers d’ouvrages, et des connexions à autant de magazines…

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