La lecture de ce journal renforce ma première impression : la triple alliance d’un ton sectaire, d’une posture romantique et d’un idéal luddite n’est pas susceptible de produire grand chose. Les multiples clins d’œil à Debord, Baudrillard, Virilio et autres auteurs (à mon avis très surévalués) d’une « French Theory » verbeuse m’assomment. Quant à la critique sociale, elle tombe à plat quand on connaît la réalité industrielle du livre papier – Hachette, La Martinière et consorts seraient ravis de ce détournement d’attention au terme duquel ils apparaissent comme d’innocents agneaux face aux loups Google, Amazon et autres (voir ici).
« Résister en paroles et en actes à l’informatisation de l’écrit et du monde » : l’objet purement conservateur ou réactionnaire de ce collectif Livres de papier me paraît indiquer sa limite essentielle. Il reproche au fond à la numérisation d’être un processus sans finalité (autre que le profit et l’exploitation), mais comme il est lui-même adossé à la seule négation de ce processus, cela tourne en rond. Cette vacuité centrale du dispositif contestataire conduit assez spontanément à la surenchère verbale : on n’a pas grand chose à dire, mais on le hurlera.
Dans une tribune du journal allant au-delà de la question du livre (« Des livres-machines pour un monde-machine »), je note cet extrait : « L’emprise du numérique ronge peu à peu les racines de notre ancien monde ‘bassement’ matériel, qui laissait encore maladroitement perdurer un fond de sens à la vie. Seul ce qui reste en nous de sens nous permet encore de vivre et d’espérer dans un monde de plus en plus insensé. Les machines ne se contentent pas de contrôler notre monde, elles engendrent un nouvel univers ».
Cela m’évoque une autre tribune que je viens de lire sur le blog de Léo Scheer, où l’éditeur observe : « Au moment où la vie quotidienne se restructure autour des nouveaux réseaux de communication et que la socialisation est réactivée par ses outils magiques, on dirait que ce qui a mené à cette révolution tranquille tombe en panne, buggue, à l'instant même d'atteindre son propre but. Tout ce qui, depuis la rupture romantique, nous promettait une vie meilleure et le progrès dans la modernité, touche à sa limite et nous montre, chaque jour un peu plus, que ‘ça ne marche pas’. La modernité aura été faite de ces soubresauts de libérations, d'affranchissements tous azimuts, conduisant les individus et les groupes sociaux vers une liberté rêvée dont il s'avère, aujourd'hui, qu'on ne sait plus quoi en faire, qu'il ne s'agissait finalement que de livrer ces individus ‘libérés’ à leur solitude et à la perte du sens de leur propre vie. »
Ces propos sur la « perte de sens » sont assez communs – un marronnier des repas de famille et des cafés du commerce –, et l’on pourrait penser soit qu’ils reflètent une simple transition générationnelle soit qu’ils expriment de récurrentes névroses identitaires. Finalement, des tas de gens vivent sans trop se soucier du fameux sens de leur existence, et cela paraît surtout désoler ceux qui se font du souci par procuration ou qui n’aiment pas l’existence en question, jugée plate, futile, vide ou que sais-je encore. Hobbes avait tort, l’homme est moins un loup qu’un berger pour l’homme, il faut toujours qu’il donne ses conseils de bonne conduite à son voisin.
Il me semble que le malaise ainsi exprimé sur « le sens de la vie » est plus profond qu’une simple réaction au changement numérique, ou si l’on veut qu’il est plus constant dans l’histoire et l’évoluton humaines. J’y vois à titre d’hypothèse une frontière anthropologique.
L’intégralité du processus moderne peut être lue comme un désenchantement du monde (Marcel Gauchet), soit un manifeste d’immanence de la vie en général, de l’existence socio-historique en particulier. Or, rien ne démontre que l’esprit humain est disposé à accepter la conséquence de cette immanence, à savoir que le fameux « sens de la vie » relève d’une construction autonome et temporaire dans le flux indifférent des atomes, des gènes et désormais des bits. L’opium du peuple avait réellement les vertus anesthésiantes de la morphine : le monde religieux fixait les finalités du cosmos que le monde technoscientifique ignore, soulageant l’esprit de ses terreurs antiques face à un monde purement accidentel, que Démocrite déjà définissait comme constitué d’atomes et de vide. La frontière dont je parle divise en dernier ressort les humains selon qu’ils acceptent ou non cette vision, selon qu’ils en éprouvent ou non une carence, selon qu’ils en déduisent ou non les conséquences sur la relativité (pour sa définition) et l’autonomie (pour sa construction) de la « vie bonne ». (Wittgenstein : « Le sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde, tout est comme il est et tout arrive comme il arrive ; il n’y a en lui aucune valeur – et s’il y en avait une elle serait sans valeur », Tractatus logico-philosophicus, 6.41).
L’intégralité du processus moderne peut être lue comme un désenchantement du monde (Marcel Gauchet), soit un manifeste d’immanence de la vie en général, de l’existence socio-historique en particulier. Or, rien ne démontre que l’esprit humain est disposé à accepter la conséquence de cette immanence, à savoir que le fameux « sens de la vie » relève d’une construction autonome et temporaire dans le flux indifférent des atomes, des gènes et désormais des bits. L’opium du peuple avait réellement les vertus anesthésiantes de la morphine : le monde religieux fixait les finalités du cosmos que le monde technoscientifique ignore, soulageant l’esprit de ses terreurs antiques face à un monde purement accidentel, que Démocrite déjà définissait comme constitué d’atomes et de vide. La frontière dont je parle divise en dernier ressort les humains selon qu’ils acceptent ou non cette vision, selon qu’ils en éprouvent ou non une carence, selon qu’ils en déduisent ou non les conséquences sur la relativité (pour sa définition) et l’autonomie (pour sa construction) de la « vie bonne ». (Wittgenstein : « Le sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde, tout est comme il est et tout arrive comme il arrive ; il n’y a en lui aucune valeur – et s’il y en avait une elle serait sans valeur », Tractatus logico-philosophicus, 6.41).
Étant assez prosaïque, je suggère qu’un anxiolytique ou un antidépresseur offre un palliatif intéressant pour ceux qui souffrent d’une carence dans le sens de leur vie (bien sûr, cette petite provocation permettra de conspuer l’horreur positiviste de la menace d’une camisole chimique destinés aux pauvres et lucides rebelles d’un monde insensé). En tout cas, cela me semble un pis-aller moins dangereux que de vouloir refaire le monde sous le seul prétexte de son malaise existentiel – je parle là de politique, puisque « refaire le monde » est au contraire tout indiqué dans d’autres domaines, en art par exemple, des domaines où il ne s’agit pas d’enfermer son voisin dans un monde contraint mais de l’attirer dans un monde possible. Car j’observe que cette conscience malheureuse se double très volontiers d’une volonté directive – le bon berger guidant le troupeau affligé vers les vraies finalités de la vraie vie s’institue toujours dans un certain rapport de pouvoir. Il n’est sans doute pas insignifiant que des auteurs antimodernes et technophobes comme Heidegger ou Jonas aient été sensibles à des formes autoritaires de restitution du « sens » et de la « limite ».
Pour conclure, je préciserai (mais on l’aura compris) que la numérisation du monde n’est pas en soi un processus d’émancipation et que les technophiles la présentant ainsi restent, comme les technophobes, prisonniers d’un schéma mental évangélisateur selon lequel il faudrait à tout prix annoncer la « bonne nouvelle » aux masses. Il n’y a ni bonne ni mauvaise nouvelle, il y a le monde comme tout ce qui arrive. Et notre liberté d’agir et de penser depuis ces faits aura toujours un coût plus important de se laisser simplement emporter par leur flot.
"Il n’y a ni bonne ni mauvaise nouvelle, il y a le monde comme tout ce qui arrive. Et notre liberté d’agir et de penser depuis ces faits aura toujours un coût plus important de se laisser simplement emporter par leur flot."
RépondreSupprimerQu'est-ce que ça veut dire ça ? le monde lui-même est un concept.
tout est en place depuis des siècles sur le plan neurologique..concernant l'évolution culturelle c'est autre chose...cette évolution qui comporte le numérique par ex n'est que du DETAIL.
Pour changer vraiment l'humain, il faut s'en prendre au génome.
RépondreSupprimerLà ça deviendra intéressant. Pas avant :)
(krane) Je doute que l'on "s'en prenne" au génome, pour diverses raisons dont la plupart mauvaises. Les gènes produisent des signaux (électriques, chimiques), il sera probablement plus simple de travailler sur cette expression. Mais quelle que soit la méthode de cette évolution, elle sera redevable à quelque degré au numérique (en quoi il n'est pas "un détail" de l'évolution humaine). Puisque la lecture et l'écriture de la matière passe désormais par l'information – sans la manipulation et le calcul de cette information à l'échelle atomique ou moléculaire (ou au contraire à celle d'immenses populations), les revues scientifiques seraient bien moins fournies. En fait, la modélisation (in silico) est devenue une partie intégrante et nécessaire de l'expérimentation et de la vérification. La notion de même de "génome" que vous citez serait ainsi restée hors de portée sans le couplage de la biochimie (ici la méthode de Sanger) et de l'informatique.
RépondreSupprimerIphone...en tant que personnage cultivé qui lit beaucoup vous êtes complètement foutraque à côté de la plaque.
RépondreSupprimerVous compliquez pour rien.
Je vous dis que la vraie modification peut venir des gènes (savant sadiques pourris).
Pas des changements d'idées. c'est évidemment. restez terre-à-terre merci.
Tant qu'on n'aura pas modifié les gènes l'humain restera prévisible tel qu'on le connait.
RépondreSupprimer(le problème se pose pour les jeunes couples qui font des gosses)
Le problème est physique. l'humain déconne physiologiquement. autant s'en débarrasser.
RépondreSupprimerma solution solitaire c'est de c ontinuer à picoler jusqu'à devenir invisible, à force d'être laid et hideux.
c'est pas mal.
L'humain déconne trop ce cancre, je on ne peut plus l'assumer...
fin
Pour revenir à des choses plus RAISONNABLES (plus triviales)...vous citez Léo Scheer...ce fabuleux éditeur qui fait semblant de ne pas comprendre que LE LECTEUR est un enculé.
RépondreSupprimerLe monsieur ne veut pas comprendre que l'internet, le virtuel est pure traîtrise pure infamie.
Il ne faut pas vous étonnez bande de cons si vous récoltez de la merde (bande de connards de merde, enculés)
vous êtes vraiment des cons, Léo Scheer qui soutient Nabe...une vraie beauté le Léo...sauf que ce petit salaud blande de Nabe encule tous les éditeurs...y compris Léo ..;non ? je me trompe ? tant mieux pour la belle Léode.
et ainsi de suite.
Les choses sont plus subtiles ? même pas ! ha ha
@ krane
RépondreSupprimer"le monde lui-même est un concept."
tu fumes quoi, toi ?
@ l'auteur
"Étant assez prosaïque, je suggère qu’un anxiolytique ou un antidépresseur offre un palliatif intéressant pour ceux qui souffrent d’une carence dans le sens de leur vie."
Il est vrai que la dépression chronique est principalement d'origine biochimique (neurotransmetteurs). Mais faire du sport apporte un shoot de dopamine et est bien plus efficace qu'une pillule. (Le problème, c'est qu'on a rarement envie de faire du sport quand on est dépressif !)
(Vince) Oui voilà, en plein épisode dépressif, c'est difficile de se décider à quoi que ce soit, notamment le sport ! Cela dit, l'efficacité des pilules reste elle aussi limitée : c'était plus pour agacer mes éventuels lecteurs technophobes :D
RépondreSupprimerA mon avis, l'impression que les temps modernes sont plus anxieux ou dépressifs que les périodes précédentes est partiellement trompeuse. L’anxio-dépression est plus facilement diagnostiquée et même exprimée (avant, c’était un peu honteux et coupable, on supposait que c’était une faiblesse de la volonté). Si l’on prend l’indicateur ultime de « perte du sens de la vie », à savoir le suicide, on n’observe pas de hausse significative en termes absolus (entre 10 et 15 pour 100.000 depuis soixante ans en France, un des pays les plus suicidaires d’Europe). Les courbes de long terme (sur un siècle) montrent des fluctuations corespondant plutôt à des effets de génération.
Bref, ces histoires sur le "sens de la vie" sont difficiles à caractériser et ont de bonnes chances de dépendre... de l'humeur de celui qui les énonce. Le déclin des enthousiasmes collectifs, c'est autre chose, complexe elle aussi, qui tient à la fois à l'essoufflement de l'imaginaire du progrès et au déclin des collectifs eux-mêmes.
@ C.
RépondreSupprimerj'imagine que se poser des questions sur le "sens de la vie" c'est normal quand on est ado ou postado, mais après ça devient franchement ridicule.
à mon humble avis je crois que ce sont encore les Monty Python' qui en parle le mieux ! :)
(Vince) Pas tant que cela, notre cher pape n'est plus un post-ado, par exemple. En fait, le discours sur la "perte de sens" de notre époque rassemble une faune très variée de personnes ou de groupes ayant un compte à régler avec cette époque car elle évacue précisément ce qui leur tient à coeur, l'idée d'une construction collective du sens. Notre psychologie de primates sociaux (la pulsion du berger) n'est pas à l'aise avec l'idée que les individus ou les tribus se fixent spontanément des finalités dissociées, à la base, sans que tout cela soit guidé par une direction claire, voire imposée (idéal de verticalité). En gros, la relativité générale des actions, des goûts et des valeurs est jugée impraticable dans une société. Notez qu'elle l'est peut-être, mais on verra a posteriori. Pour l'instant, les équivalents universels (argent, information) continuent un travail de sape de l'imaginaire prémoderne, y compris des resucées modernes de cet imaginaire (= les idéologies soit-disant post-religieuse qui voulaient en fait restaurer dans l'histoire un absolu, un sens, etc.).
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