Bilan carbone du livre numérique (Hachette aime la verdure)

Décidément, Hachette de-mon-ami-Nourry a une attitude détestable vis-à-vis du livre numérique. Lisant un essai fort intéressant de Martine Prosper sur lequel j’aurai sans doute l’occasion de revenir, je trouve mention d’une étude sur l’empreinte carbone comparée du livre papier et du livre numérique. Assez intrigué par sa conclusion – le livre numérique aurait un bilan carbone défavorable comparé au livre papier –, j'ai essayé d'en savoir plus.

Cette étude a été commanditée en 2009 par Hachette au cabinet Carbone 4. Il se trouve que le cabinet Carbone 4 n’en diffuse pas le contenu ni même la synthèse ou la méthodologie sur son site. Je n'ai rien trouvé chez Hachette. Il se trouve aussi que l’entreprise Carbone 4 a réalisé le bilan carbone de l’entreprise Hachette, ce qui n’est pas tout à fait un gage d’indépendance.

Cette étude étant introuvable, on doit se contenter de sa principale conclusion relayée par la Syndicat national de l’édition (porte-voix des plus modestes de la profession, c’est bien connu) : «Le bilan écologique comparé du livre numérique et du livre papier est nettement en faveur du second. En effet, selon une étude commandée par Hachette Livre à la société Carbone 4, une tablette de lecture numérique (‘liseuse’) dégage 250 fois plus de CO2 par an qu'un livre papier et il faut lire au moins 80 livres numériques par an pendant trois ans avec la même liseuse (à supposer qu’on la conserve trois ans) pour l’amortir écologiquement…» Autre précision glanée dans La Tribune : un peu moins de 1 kg CO2 pour le livre papier, contre «un bilan de 240 kg, selon une estimation de Carbone 4 établie d'après les bilans réalisés par l'Ademe pour les ordinateurs».

Le problème est que l’on n’aboutit pas du tout au même résultat chez Cleantech, un groupe international plutôt réputé depuis huit ans pour ses évaluations carbone. Contrairement au cabinet Carbone 4 qui a interpolé des données secondaires (Ademe) venant de l’informatique, Cleantech a décortiqué le cycle de vie d’un vrai reader (le Kindle d’Amazon) et abouti au chiffre de 168,5 kg CO2 (presque 30% de moins). Ce qui ne représente plus selon le groupe que 22,5 livres, car Cleantech observe un bilan moyen du livre papier de 7,5 kg CO2, bien au-delà des 1 kg CO2 obtenus par Carbone 4 pour Hachette.

Certes, le territoire américain est plus grand que le territoire français, mais une différence d’un facteur 7 pour le bilan carbone d’un livre papier est pour le moins étrange… D’autant qu’une précédente étude suggérait que la distribution ne représente que 12,7% de l’impact carbone (Book Industry Study Group, Green Press Initiative, US Book Industry Environmental Trends and Climate Impacts, 2008, pdf). Le principal poste du bilan est, selon ce rapport, la déforestation, qui représenterait à elle seule 4 kg CO2 par livre (Hachette USA avait d’ailleurs été épinglé à ce sujet par Greenpeace en 2007). Ces résultats avaient été confirmés par le responsable environnement du groupe Random House (Publisher Weekly), qui a mené deux audits en 2006 et 2007 sur la question. Même en prenant en compte la reforestation, et en supposant que le bois est entièrement renouvelable, on divise par trois le poids du bilan, mais cela reste quand même supérieur à 1 kg CO2 (cf. critique de Bill Upton, Malloy Inc, pdf), 

On se demande donc comment Hachette et Carbone 4 parviennent à un bilan carbone aussi bas pour le livre papier. 

Pierre-Alexandre Xavier sur AgoraVox suggère une autre piste pour comprendre cet écart : Carbone 4 se serait fondé sur une estimation en base annuelle et non sur le cycle de vie complet d’un livre, qui inclut par exemple son stockage pendant une certaine durée, ses réassortiments à chaque demande, ses réimpressions en format identique. Mais comme la logistique ne semble pas la principale en cause dans les écarts observés, tout cela reste bien mystérieux. Le reporting carbone des entreprises est de toute façon loin d’être une science exacte…

Au minimum, généraliser une comparaison numérique-papier à partir du bilan d'un seul éditeur français (Hachette) et d'une analyse très indirecte d'un produit (liseuse) relève d'une conception assez étrange de l'argumentation. Par ailleurs, ce bilan controversé n’intègre pas les multiples usages des liseuses, notamment la lecture de la presse quotidienne et magazine (ou, pour l’iPad, la consomation audio et video), usages qui réalisent d'autres économies sur d'autres biens physiques.

Que ce soit en équivalent de 22,5 ou de 80 livres, avec un premier chiffre qui semble plus crédible compte tenu d'autres travaux, la liseuse est climatiquement correcte pour mon usage personnel puisque, comme la plupart des grands lecteurs faisant partie des premiers acheteurs de readers, je consomme une quantité annuelle (a fortiori tri-annuelle) largement supérieure à 80 livres, sans compter les innombrables articles et rapports en [pdf]. Le livre numérique a donc un bilan carbone plutôt avantageux pour le principal segment de population concernée par son achat actuel. Et plus les tablettes se répandront avec un usage multimédia, plus leur bilan sera favorable par remplacement des biens physiques correspondant.

Pour tout dire, je ne suis pas très sensible à ces histoires de gaz carbonique. Au-delà de ces chiffres, ce sont les méthodes de Hachette et de ses amis du SNE que j’ai vraiment du mal à supporter. On lance une rumeur sans aucun moyen de vérification sur sa source inaccessible. Et comme par hasard, tout en jurant la main sur le cœur (disons à l’emplacement du portefeuille) que l’on prépare une grande et belle offre numérique pour ses chers amis les moutons-lecteurs, cette rumeur vise à discréditer le nouveau support de lecture. Les industriels de l’édition, habitués à toutes les travées de tous les pouvoirs, prennent à l’évidence les internautes pour les derniers des cons. Et, comme les majors de la musique avant eux, ils se préparent des lendemains qui déchantent.


PS : dans le lien que j’ai donné plus haut (SNE), il faut lire le monument d’hypocrisie du passage suivant « Voici quelques idées reçues néanmoins fausses : Un livre numérique doit coûter moins cher qu'un livre papier ». On nous explique par exemple qu’ « il y a de nouveaux coûts qui apparaissent avec le numérique : coûts de conversion des fichiers (voire de numérisation s’il s’agit de livres plus anciens), coûts de stockage des fichiers, coûts de sécurisation des fichiers, frais juridiques liés à l’adaptation des contrats d’édition et à la défense contre le piratage, etc. » Que de coûts pour un modeste fichier… c’est tellement plus économique de diffuser un par un des livres papier dans les 25.000 points de vente du territoire français (SLF 2008), sans compter les ventes à l’export dans la francophonie et chez les clients particuliers, et puis de mettre une bonne partie d’invendus au pilon (1,6 milliard de livres pilonnés chaque année dans le monde, selon le rapport BISG-GPI 2008 cité plus haut). On remarquera au passage que ces chers éditeurs font des procès à Google pour « pillage » et « numérisation bâclée », mais quand ils sont au pied du mur et doivent numériser leur fond, ils se plaignent que cela a tout de même un coût terriblement élevé.

***

Addendum (8 avril 2010) : Marie Trauman, secrétaire général du Comité développement durable, Hachette Livre, a eu la gentillesse de fournir des explications dans les commentaires de ce billet. Je vous invite à la lire. Donc, concernant le différentiel entre les estimations France (Carbone 4) et Etats-Unis, les causes sont les suivantes : "nous nous sommes efforcés, de comprendre l’origine de ce différentiel, en organisant une réunion entre ces deux cabinets. Il est apparu qu’outre la question des distances (comme vous le soulignez très justement, ces dernières étant plus grandes aux US, les coûts écologiques liés au transport y sont plus importants), les périmètres pris en compte n’étaient pas strictement identiques : ainsi, aux US, le bilan carbone de l’édition inclut les émissions de GES liées à l’activité de distribution (retail), ce qui n’est pas le cas en France. Surtout, la méthodologie française prenait moins en compte la déperdition en capacité d’absorption du CO2 liée à l’exploitation forestière, ce qui expliquait le fort différentiel avec les résultats américains."

10 commentaires:

  1. Merci de ces informations et comparaison d'informations (remarque : le colonnage des textes serait moins étroit que la lecture serait plus agréable, me semble-t-il).

    Si je retiens un e-reader (peu importe la marque) = 25 livres sur le plan du bilan carbone, une cote mal tailler pour tenir compte des deux études ;-))

    Je peux proposer 2-3 pistes, 25 L/an c'est déjà un bon lecteur, donc beaucoup de lecteurs n'ont pas besoin de e-reader, 25 L/an me place dans les très mauvais bilan carbone, j'achète 300 livres (Roman, BD, bouquin d'Art, Revues) par an environ, quelle catastrophe. Mais je ne lirais jamais 300 livres sur un e-reader.

    Comme je n'ai pas de 4x4, ni de télé, ni de ....

    Je me sens le droit de choisir mes mauvais points carbone et le livre me semble une bonne cause.

    Je ne comprends pas comment un livre papier peut-il avoir un bilan carbone annuel, une fois qu'il est dans ma bibliothèque, c'est fini, je peux le relire sans dommage.

    Si je calcule mon bilan carbone perso, l'impact de mes kilomètres voiture sont plus lourd que celui des livres de ma bibliothèque.

    A+

    RLZ

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  2. Est-ce que dans le bilan papier est pris en compte, les retours éditeurs et le bilan du pilon? merci Iph

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  3. (RLZ) Je songe en effet à élargir la justif' Le bilan carbone d'un lecteur numérique dépendra à terme de son usage. Si c'est un gadget pour lire deux livres par an, et continuer à acheter des livres, journaux, magazines papier, alors ce sera un bilan négatif. Si cela remplace peu à peu ces lectures papier, ainsi que les CD-DVD physiques, alors ce sera positif.

    (bibi) Oui, les retours et le pilon sont intégrés, ce n'est pas le poste le plus important (par exemple conserver un stock, le chauffer, l'exploiter unité par unité en distribution dépense plus d'énergie a priori).

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  4. c'est très instructif.
    Soit dit en passant, il me semble que le cabinet Carbone4 est plutôt réputé pour être précis dans ces chiffres ne pas faire de langue de bois... même avec ses clients! Voir les nombreuses interventions de Jean-Marc Jancovici pour en être convaincu!

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  5. (Anonyme) Oui mais l'étude de Carbone 4 et celle de CleanTech ne sont pas en libre-accès, de sorte qu'il est impossible de comparer leurs méthodologies et de comprendre l'origine exacte de l'écart important entre les bilans carbone du papier et de la liseuse. Comme toujours sur Internet, l'opacité de l'information finit par se payer. Personnellement, je n'ai pas confiance dans un résultat dont le calcul est dissimulé : cela marche peut-être ainsi dans les sociétés traditionnelles et religieuses, pas dans les sociétés à base technique et scientifique. Jancovici est X, et il expose en effet très bien ses idées sur son site climatique (parfaitement nourri et gratuit), donc il doit comprendre le bug.

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  6. (1/2) Nous avons souhaité réagir à votre article - au ton pourtant très virulent-, car le débat sur le développement durable nous tient à cœur, et nous sommes toujours intéressés par les échanges avec des interlocuteurs qui comme vous, partagent avec nous un intérêt pour cette problématique.
    Hachette Livre a créé en 2008 un Comité Développement Durable, dont la vocation est de mesurer l’impact de notre activité d’éditeur sur l’écologie, et à terme de le réduire. Accompagnés par le cabinet de conseil Carbone 4, nous avons réalisé le bilan carbone de notre filiale française en 2009, ce qui nous a permis d’identifier des axes d’amélioration ; nous avons ensuite, début 2010, lancé des plans d’action, visant à réduire nos émissions de CO2.

    Cette démarche est nouvelle pour nous, comme pour beaucoup. Nous avançons au fur et à mesure de notre compréhension des enjeux et de découvertes de solutions liées au développement durable, sans schémas préconçus, dans un souci de faisabilité et d’efficacité. Nous avions comme vous identifié de forts écarts entre les poids de CO2 moyen d’un livre d’après les résultats français (Bilan Carbone®) et d’après les résultats américains (Green Press Initiative notamment) et nous sommes efforcés, de comprendre l’origine de ce différentiel, en organisant une réunion entre ces deux cabinets. Il est apparu qu’outre la question des distances (comme vous le soulignez très justement, ces dernières étant plus grandes aux US, les coûts écologiques liés au transport y sont plus importants), les périmètres pris en compte n’étaient pas strictement identiques : ainsi, aux US, le bilan carbone de l’édition inclut les émissions de GES liées à l’activité de distribution (retail), ce qui n’est pas le cas en France. Surtout, la méthodologie française prenait moins en compte la déperdition en capacité d’absorption du CO2 liée à l’exploitation forestière, ce qui expliquait le fort différentiel avec les résultats américains.

    L’empreinte carbone que nous avons communiquée a donc été revue à la hausse une première fois dans un souci d’harmonisation de nos méthodes de comptage avec celles de notre filiale US. Notre premier bilan carbone était de 180 000 tonnes de CO2. Notre nouveau bilan carbone porte ce poids à 210 000 tonnes, ce qui correspond à environ 1,3 kg de CO2 par livre. (Ce poids se décompose comme suit : papier, 630 g ; impression, 185 g ; fret, 340 g ; diffusion, 32 g ; création/administration, 128 g.)

    De plus, ayant fait le choix, dans un premier temps, de nous limiter aux produits papier, notre bilan carbone actuel ne prend en compte ni les coffrets, ni notre activité de Fascicules. Lorsque nous aurons intégré les bilans de ces produits hétérogènes, ce qui est prévu d’ici fin 2010, il y a fort à parier que le bilan carbone moyen de nos produits augmentera une nouvelle fois.

    Marie Trauman, Secrétaire Général du Comité Développement Durable, Hachette Livre

    (Suite 2/2 ci-après)

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  7. (2/2) Nous cherchons, en toute bonne foi, à approcher le poids carbone de notre activité de la façon la plus exacte et consensuelle possible. N’ayant pas d’éléments de comparaison sur le marché du livre français, nous n’avons guère de raison de vouloir communiquer un chiffre qui serait le plus bas possible… Notre intention n’est pas non plus de prouver que le livre papier aurait un impact écologique inférieur à celui du livre numérique. Comme beaucoup, nous tâtonnons encore dans le domaine, émettons des hypothèses, cherchons à mieux comprendre, sommes avides de retours d’expériences. Nous sommes d’ailleurs parfaitement d’accord avec votre analyse du bilan carbone de la liseuse (que nous avons demandé à Carbone 4 de réaliser pour nous, sur la base du lecteur Sony - et non du Kindle -) versus celui d’une tablette telle que l’iPad, dont les fonctionnalités multiples changeront effectivement la donne.

    Par ailleurs, il se trouve que Hachette Livre est un acteur très impliqué dans l’émergence du livre numérique. Que ce soit à travers notre offre de eBooks - la plus importante de tous les éditeurs français -, notre politique de numérisation systématique des manuels scolaires ; ou encore l’activité de Numilog, notre filiale de distribution de eBooks, le numérique est un domaine que nous croyons riches en opportunités. Vous conviendrez que l’idée de « discréditer [c]e nouveau support de lecture » qu’est le eBook est relativement loin de nous.

    Marie Trauman, Secrétaire Général du Comité Développement Durable, Hachette Livre

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  8. (Marie Trautman) Chère Madame, merci bien de vos précisions et toutes mes félicitations pour votre veille vigilante. J’indique au lecteur votre réponse en addendum de l’article.

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  9. Ah désolé, Trauman pas Trautman, voilà que j'écorche votre nom, vous allez croire que je vous en veux !

    Dans le reste du blog, j'explique les raisons du ton assez agacé de certains de mes billets. Mon principal différend avec les éditeurs concerne leur idée saugrenue que la propriété intellectuelle exclut et condamne la copie privée, et leur pression conséquente auprès des pouvoirs publics pour "fliquer" l'Internet en vue d’empêcher cette copie privée. De manière plus générale, je pense que cette propriété intellectuelle doit être ramenée à une durée plus raisonnable, 10 ou 20 ans après publication grand maximum, et non 70 ans après la mort de l’auteur ce qui prive concrètement l’humanité de l’acccès à une grande part de la culture et de la connaissance de son temps.

    Dans le cas de Hachette en particulier, c’est une politique de prix pénalisante pour les lecteurs (et encourageant évidemment la fameuse copie privée) qui soulève mon ire, notamment lorsqu’Arnaud Nourry s’en vante. Je ne crois pas un seul instant que la suppression de l’impression papier, de la diffusion et de la distribution physiques, de tous les frais liés aux offices et aux retours ne puisse se traduire par des diminutions de prix supérieures à 30% seulement, notamment pour les nouveautés qui peuvent être produites directement en bimédia (pas de frais de numérisation du livre, pas de renégociation du contrat avec l’auteur, etc.). Cela ne concerne pas la TVA, inconnue par exemple du marché américain où les éditeurs (dont Hachette) font pression pour imposer un prix facial assez élevé.

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  10. Carbone4 est un cabinet de conseil. Leur client est la société Hachette qui leur commande une étude sur un périmètre bien précis. Une fois réalisé ce bilan, c'est le client qui choisi de le rendre publique, ou pas, ou seulement une fraction. Pour avoir lu plusieurs bilans carbone de ce type, il y a toujours un gros paquet de variantes explorées. Si Hachette a choisi de ne rendre publique d'une ou 2 conclusions, c'est leur choix, pas celui de Carbone4. La présomption d'étude biaisée au prétexte que Hachette leur avait commandé une autre étude est tout simplement déplacée.
    L'absence de publication complète peut être lié soit à la culture d'entreprise (ce sont des documents internes), soit à des variantes de résultats n'allant pas dans le sens voulu, il est impossible de savoir.

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