Par delà le bien et le Wrath

Wrath (Lise-Marie Jaillant) publie sur son blog un billet relatif à son utilité supposée, à savoir une critique du « monde hostile de l’édition » s’adressant aux nouveaux humiliés et offensés, les « wannabe » dont les manuscrits sont ignorés. Chez cette jeune femme, les seules choses que j’apprécie réellement sont sa ténacité et sa combativité, deux traits de caractère qui me plaisent quels qu'en soient les objets et les motifs.

Je n’en dirai pas autant hélas ! de son style, de son intelligence, de sa fâcheuse habitude de censurer certains commentaires de son blog ou certains messages dans d’autres blogs, de sa manie perverse de lancer des rumeurs invérifiables, de ses attaques parfois en dessous de la ceinture, des procédés si fréquemment employés de l’insinuation, de l’exagération, de l’extrapolation, de la généralisation… autant d’indices qui signalent une pensée faible, compensant par l’excès dans la forme le défaut dans le fond.

Car le principal problème est le fond de son propos. Je ne suis pas le dernier à considérer que la France des idées et des lettres connaît de nombreux maux, peut-être plus marqués chez elle que dans d’autres pays. Dans le plus grand désordre et sans souci d’exhaustivité : parisianisme issu des siècles de centralisation, vanités mondaines et médiatiques, consensus de fond et exclusion des pensées déviantes, pseudo-rébellion institutionnalisée, sectarismes idéologiques juxtaposés, endogamie de la caste cognitive dominante, prévarication et pauvreté de la critique, autosatisfaction et fatigue blasée d’être soi, pure méritocratie trop souvent bafouée par des logiques de favoritisme (copinage, coucherie) ou d’exhibitionnisme (prime à la médiatisation) sans rapport avec la valeur intellectuelle et littéraire, courtinaseries et marquisanats par goût des micropouvoirs aussi opaques qu'arbitraires, séduction trompeuse du marketing, prime à la puissance économique dans la promotion, etc.

Tout cela dessine un monde qui parfois me répugne et m'énerve – mais plus souvent m’indiffère, fort heureusement. Cela fait bien longtemps qu'en dehors de très rares exceptions, je ne regarde plus la télévision, je n’écoute plus la radio, je ne lis plus la presse papier dite nationale, c’est-à-dire parisienne, et cela aide bien sûr à conserver une sérénité indispensable à la réflexion. Comme de surcroît je fuis les mondanités, et la perte de temps des contacts physiques en général, je suis dans l'ensemble indemne des principales occasions de colère ou de dégoût.

Et pourtant, au-delà de ces observations semblant conforter le diagnostic de Wrath, il faut bien en ajouter d’autres :

• une partie de ces maux relève de « l’humain trop humain » – et certains en particulier… du « Français, trop Français » –, il suffit de relire les grands moralistes de l’âge classique pour s’en convaincre (ou bien encore de connaître la psychologie évolutionniste et expérimentale) ;

• une autre partie relève du capitalisme, ou si l'on veut de la domination de l'argent comme équivalent général de la valeur, y compris dans les oeuvres de l'esprit dont la valeur est supposée être essentiellement non monétaire et dont le propriété patrimoniale est douteuse, cette domination de l'argent servant notamment à construire la réputation, fut-elle mensongère ;

• cela n’a strictement aucun sens d’accuser « l’édition » en général, il y a 10.000 éditeurs francophones dont bon nombre échappent à la plupart des maux cités ci-dessus ;

• même chez les grands éditeurs parisiens qui concentrent 80% du marché, tous ne versent pas avec le même degré d’intensité dans ces travers ;

• on trouve tout de même certains livres fort intéressants parmi les 70.000 nouveautés annuelles de l'édition française, émanant parfois de primo-auteurs, et même de primo-auteurs sans piston particulier ;

• le fameux wannabe lui-même est souvent l’auteur d’une « œuvre » médiocre et le fait qu’elle ne soit pas acceptée par une grande ou même petite maison d’édition traduit simplement cette médiocrité, le talent et moins encore le génie littéraires ne sont des qualités démocratiquement distribuées à chacun ;

• jamais dans l’histoire récente il n’a été aussi facile d’être édité (y compris auto-édité), comme en témoigne la hausse constante des dépôts légaux, donc le wannabe est mal venu de se plaindre si son seul grief est au fond de ne pas être intégré dans un monde germanopratin qu’il désigne comme pourri ;

• les problèmes du livre papier sont de nature systémique et concernent aussi bien ses modèles de production, de sélection, de diffusion et de réputation (voir ici), sa critique mérite une réflexion à la fois plus large et plus précise sur les mécanismes concernés, en tout cas autre chose qu'un commentaire people de sa pipolisation.

A ces constats que j’espère objectifs (mes lecteurs me le contesteront peut-être), et qui invalident du même coup la généralité et la superficialité de la critique wrathienne, j’ajoute une dernière chose : râler et trépigner sans construire est une attitude stérile, qui entretient l’amertume, l’aigreur, l’impuissance et bien d’autres sentiments négatifs. Le ressentiment ronge, il ne fonde pas.

La vraie révolution de notre temps, c’est le basculement de l’édition imprimée vers l’édition numérique, la fin d’une chaîne du livre multiséculaire. L’ère de Gutenberg touche à son crépuscule, l’aurore se lève sur celle de Turing. Dans cet espace numérique ouvert, l’édition doit réviser tous ses procédés, avec désormais de multiples voies en compétition dans le même objectif de production et diffusion d’un livre. Mais surtout, l’auteur doit penser, construire et défendre un nouveau statut, allant bien au-delà de ce que la première modernité lui avait concédé en le soumettant, au fond, à tous les intermédiaires entre lui et ses lecteurs. Wannabe de tous les pays, unissez-vous pour écrire et diffuser autrement : vous verrez que le monde changera de ce simple fait.

De telles directions m’intéressent et même m’enthousiasment. Le dernier ragot du dernier bal du vieux monde, je m’en contrefous. Sur ce, je retourne lire le Mémoire sur les vexations qu’exercent les libraires et imprimeurs de Paris, un texte d'hier sur les maux de toujours, un texte que l'on trouve gratuitement sur Gallica, un texte qui protège mon temps de cerveau disponible de toutes les stratégies visant à le divertir et à l'abrutir.


Post scriptum : à ceux qui considéreraient mon « ère de Turing » comme une pure vue de l’esprit lorsqu’il s’agit du vénérable livre papier, je conseille de lire l'essai tout récent de Bruno Racine (Google et le nouveau monde), président de la BnF et je suppose bon connaisseur de la question (voir critique ici). Et à ceux qui douteraient que la numérisation de livre change grand chose, c’est la lecture du Rapport sur le livre numérique de Bruno Patino, datant déjà de 2008, qui sera un préalable utile. On y trouvait ce rappel : « Aucune [industrie culturelle] n’a étrenné la vente sous forme numérique sans que les fondements mêmes de son activité soient questionnés, voire bouleversés. Volume et valeur des marchés, mode de distribution, circuits de vente, typologie et niveau des rétributions, pratiques des consommateurs, processus de maturation du succès : tout a été remis en cause » (p. 6). 

3 commentaires:

  1. Les éditeurs, ils ont la frousse bleue d'internet, ça creve les yeux depuis longtemps. Leurs sites, on dirait celui des multinationales, on présente des produits, on dit qu'on est beau et les meilleurs, mais surtout surtout pas un mot, on laisse pas parler le mouton-lecteur ni l'auteur-vache à lait : silence dans le rang!! Ces gens la disent qu'ils sont la culture vivante mais la vie pour eux c'est les plateaux télé, le Web = la trouille.

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  2. (anonyme) Je ferai un billet à ce sujet. Le texte a été, juste après le chiffre, la première information numérisée. Or des deux grands producteurs du texte, la presse et l'édition, seul le premier a été vraiment s'exposer sur Internet, le second est en effet très en retrait, il n'a typiquement consacré aucun effort R&D significatif au livre numérique (je parle des très gros qui ont les moyens). En France, le seul éditeur de ma connaissance qui a joué le jeu d'Internet comme moyen d'échange est Léo Scheer et le résultat est... intéressant, disons, à bien des égards (j'en ferai un jour un bilan d'observation). Mais c'est marginal.

    Vous parlez de "peur", quand elle existe je crois qu'elle est à la fois économique et symbolique. Pas besoin de lire Bourdieu sur la "distinction" pour connaître le prestige social attaché de longue date au livre-objet et à ses métiers. En ce sens, Wrath est caractéristique : elle dit haïr un monde qui la fascine visiblement, ce monde rit d'elle car il sait encore son pouvoir de fascination... mais observez bien, vous verrez que ce monde se met à rire jaune, et finira parfois par hurler de rage, quand vous n'entrez plus dans ce jeu du prestige, quand le flux puissant du désir de reconnaissance commence à lui échapper.

    Et pour le côté économique, c'est évident. Par exemple le rapport Patino que je mentionne, et dont on voit aux auditions qu'il reflétait l'esprit des grands de la profession, exprime ouvertement et dès ses premières pages la nécessité d'un "lobby de la propriété intellectuelle" au niveau européen. C'est donc le réflexe Pascal Nègre. On verra bien ce qu'il en est de "l'offre légale attractive" affirmée depuis plusieurs années comme une nécessité.

    Si l'issue ne fait guère de doute à mes yeux (la domination numérique comme accès au livre), son rythme est évidemment imprédictible. La richesse ou la pauvreté de l'offre est un des facteurs de ce rythme et officiellement, hormis Hachette, les éditeurs jouent pour le moment la pauvreté en littérature générale et essais. Mais ailleurs, cela ne se passe pas toujours ainsi. Elsevier par exemple, lointain héritier d'Elzevir libraire du XVIe siècle, fait déjà plus de la moitié de son chiffre en numérique, il est vrai en raison de revues scientifiques adressées à une communauté qui a l'habitude du numérique depuis longtemps. Au Japon et aux Etats-Unis, le numérique avance plus vite, etc. Mais les éditeurs savent bien qu'ils auront des problèmes de modèle économique et, surtout, des concurrents nouveaux directement venus du net. C'est déjà le cas (Google Edition, l'offre Amazon auteur), cela va s'accentuer. Et là, ce sera au rythme très rapide des acteurs du net qui, eux, ont tout intérêt à occuper la place que les éditeurs n'osent pas trop prendre au risque de perdre dès maintenant des parts de marché importantes sur le principal enjeu à venir.

    Bref, le livre est un commerce et depuis le XIXe siècle une industrie, il subit la dure loi du commerce et de l'industrie, notamment la "destruction créatrice" propre à toute rupture technologique, la destruction fait peur, c'est bien normal... Tout système porte en lui le germe de son évolution, le livre papier s'est inscrit autour de plusieurs besoins, ces mêmes besoins font naître (pour la plupart) le livre numérique. Et donc on retombe (très vaguement) sur Wrath pour ce qui concerne certains besoins des auteurs.

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  3. qu'est-ce qu'elle est cette vrate ?

    à côté de toi ?

    super Iphon... elle n'est RIEN.

    alors calmos...reviens sur terre.

    sachant que les GENS valables s'en contrefoutent de ta problématique.

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