Gallimard et le monopole d'exploitation des cadavres

Paul Eluard, André Gide, Jean Giono, Paul Valéry, Guillaume Apollinaire, Robert Desnos, Max Jacob, Charles Péguy et bien d’autres : hors de question pour Gallimard que le lecteur français puisse accéder gratuitement aux œuvres de ces auteurs sur Internet.

Sur Numerama, on apprend l’existence d’un conflit en cours entre l’éditeur français et Wikisource, la bibliothèque numérique de Wikipedia. Motif de la querelle : au Québec, le droit d’auteur s’éteint 50 ans après la mort de l’écrivain, et l’œuvre tombe alors dans le domaine public. Mais en France, le délai est de 70 ans. Il peut même être prolongé au-delà de 100 ans par des règles désuètes d’une rébarbative complexité (période de guerre, écrivains morts pour la France).

Gallimard a donc enjoint Wikisource de retirer de ses serveurs les œuvres de divers auteurs, dont ceux mentionnés ci-dessus. Non seulement l’industrie de l’édition prend le chemin de celle de la musique, mais elle paraît bien décidée à profiter de son régime particulier de propriété intellectuelle pour préserver avec acharnement son monopole sur l’exploitation économique du cadavre.

A plus ou moins brève échéance, le numérique imposera la réforme du droit d’auteur tel que l’imprimé l’avait conçu. Cette question (examinée ici) sera toujours abordée différemment selon que l’on est auteur, éditeur ou lecteur – et, en tout état de cause, selon l’idée que l’on se fait de la circulation libre ou entravée des œuvres de l’esprit. Il est normal que ces positions soient conflictuelles. Il est anormal que leur conflit ne fasse pas l’objet d’un débat public où les enjeux sont posés clairement et où toutes les voix s’expriment à égalité, au lieu des tractations plus ou moins opaques entre les seules autorités établies du savoir et du pouvoir, tenant à l’écart la multitude numérique de questions soi-disant trop complexes pour elle.

Voir aussi : le point de vue très intéressant de François Bon, l’analyse d’eBouquin

8 commentaires:

  1. http://fr.readwriteweb.com/2009/02/05/a-la-une/culture-libre-free-culture-lawrence-lessig-ebook/

    De l'eau à votre moulin ? Particulièrement intéressant, la naissance du copy-right en Angleterre.

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  2. Oui Lawrence Lessig inspire pas mal mes réflexions, ses ouvrages sont en libre accès (anglais) sur son site : http://www.lessig.org/

    Aussi les analyses de Yochai Benkler sur la "richesse des réseaux" (et pour le côté plus "pratique" de ces questions, celles bien sûr de Chris Anderson sur la manière dont les créateurs peuvent survivre à la gratuité).

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  3. Vous penseriez sans doute un peu différemment si vous étiez le fils d'Eluard, ou la petite-fille de Giono, non?
    Mais bien sûr, ces gens-là n'ont qu'à placer de la pub sur leur blog, ou bien vendre des poupées à l'effigie de leur illustre ancêtre, s'ils veulent poursuivre "l'exploitation économique du cadavre" (merci pour lui...).

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  4. Certes, je ne suis que le fils de mon père. Quand le copyright est né, sa durée était de 14 ans renouvelables une fois. Il a toujours paru évident au législateur que ce droit d'auteur devait être limité dans la durée comme dans l'étendue, et il l'est encore par de multiples exceptions (citation, copie privée, etc.), car ce monopole commercial artificiel a pour effet de limiter la diffusion des oeuvres. Mais si vous jugez préférable que les fils de et petits-fils de profitent du travail de leurs parents et grands-parents, je ne puis contredire cette préférence familiale, vous pouvez même militer pour sa prolongation infinie après tout. Aux Etats-Unis, à chaque fois que la souris Mickey menace de tomber dans le domaine public, un amendement prolonge les droits sur son exploitation (en même temps que sur les autres créations bien sûr). Ce doit être là aussi par souci de préserver les héritiers de la misère, on sait que Disney Inc aime les enfants...

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  5. Je ne suis également que le fils de mon père, et il n'a malheureusement pas oeuvré dans un domaine qui me permettrait d'en tirer profit. Mais je suis auteur, et je suis père. Je ne parviens toujours pas à imaginer de quelle manière je pourrais tirer parti de mon travail, si l'accès en devient totalement libre et s'il ne génère plus aucun droit.
    Je précise: je ne suis qu'auteur, et je ne souhaite aucunement trouver une autre activité qui me permettrait de subsister, tout en m'offrant la possibilité d'écrire, comme j'exercerais un hobby, le golf ou la philathélie.
    Et oui, je suis inquiet de l'évolution du monde de l'édition et de l'influence que cela va inévitablement avoir sur mon travail.
    (Ce qui explique que je suis intéressé par ce que vous -- oui, vous en particulier -- pouvez avoir comme avis sur la question, et que je suis avec attention les discussions liées à la mise sur pied de ce qui sera, bientôt, Bookz.)

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  6. (Patrick D.) Je vous mentirais en répondant que j'ai un avis sur la situation générale de telle catégorie d'auteur en 2020 ou 2050, car je considère cette question comme imprédictible. On pourrait tout au mieux faire quelques scénarios, mais cette prospective même se heurte à bien trop d'inconnues (et de comportements chaotiques au sens mathématique du terme) pour avoir un sens.

    L'auteur qui parvient à vivre de sa seule plume d'auteur à l'exclusion de toute autre activité, comme vous-même, est un cas très rare dans le monde Gutenberg. La plupart sont aussi journalistes, traducteurs, universitaires, enseignants, etc. Ou comme moi se prostituent à des travaux d'écritures rentables mais laissant du temps. Ou alors pauvres, ce qui est bien sûr le gage d'une certaine liberté, à défaut d'un certain confort (pour soi... et ses enfants, en effet).

    Mais enfin, si j'étais dans votre situation, je pense que je n'inciterais pas mon enfant à suivre l'exemple de son père et que je lui conseillerais bien plutôt de diversifier ses sources de revenus. Il n'a peut-être pas besoin de ce conseil, Marc Bloch disait que "les enfants ressemblent plus à leur temps qu'à leur père"...

    Pour vous-même, l'évolution de vos revenus dépendent de plein de choses que je ne connais pas. L'auteur abandonne aujourd'hui à l'éditeur le soin de commercialiser son oeuvre, j'espère donc que votre éditeur a une vision plus claire de son (et de votre) avenir, car ma foi le commerce est une partie importante de son travail.

    Quant à la question plus générale de la propriété intellectuelle, j'écrivais ci-dessus qu'elle est et sera nécessairement conflictuelle, comme elle l'a toujours été depuis sa naissance peu après l'imprimerie. Nous sommes par exemple vous et moi en conflit potentiel car nous n'avons pas forcément les mêmes intérêts, les mêmes idéaux, les mêmes priorités de valeur, etc. Je pense que la circulation des oeuvres doit être libre hors commerce, et je sais bien que cette position heurte vos intérêts. Je souhaite seulement que ce genre de choses soient débattues afin de faire apparaître les enjeux concernés.

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  7. Et si l'on m'offrait demain l'accès gratuit aux travaux d'écriture rentables que vous évoquez, que deviendraient-ils? Et que deviendriez-vous? Trouveriez-vous si aisément un autre domaine où vous "prostituer" (je vous laisse la paternité de ce terme) et gagner ce qui vous permet de profiter de votre temps libre à votre guise?
    Je suis en effet un peu isolé dans ce débat, n'étant ni journaliste, ni traducteur, ni enseignant. Les auteurs professionnels (dont je fais partie) sont-ils voués à disparaître, ou à changer de métier?
    Je réfléchis. Mais, sachant ce que sont pour l'heure les propositions alternatives pour financer les créateurs, la "circulation des oeuvres hors commerce" ne me tente guère, même si je suis bien placé pour en connaître les défauts.

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  8. (Patrick D.) Non, quand vous écrivez le discours d'un dirigeant ou la charte des valeurs ou le site internet ou le livre blanc d'une entreprise, d'une association, d'une collectivité, ce sont des documents qui de toute façon sont gratuits à l'arrivée. Donc vous voyez, ma prostitution (que j'assume volontiers n'ayant rien contre cette belle profession dans son acception classique) ne craint pas la gratuité finale, bien au contraire elle en est en général la condition d'efficacité. Par ailleurs, il existe d'autres communications, encore plus rentables, qui relèvent elles du secret, qui ne seront jamais publiées. Donc ces travaux d'écriture ne vont pas disparaître de sitôt et ils n'ont pas de problème particulier avec l'accès libre (ou le non accès total).

    Pour l'auteur demain comme pour le musicien aujourd'hui, il y a diverses pistes esquissées par Chris Anderson dans Free. Par exemple, si le livre est dans un de ses formats de base gratuit, cela n'empêche pas que tout lecteur a possibilité de faire un don direct à l'auteur (ainsi que tout mécène), certaines versions du livre ne sont pas gratuites (éditions papier plus ou moins luxueuse de collection, éditions numériques spéciales avec d'autres fonctions), certaines rencontres physiques (dédicaces, lectures, conférences) ne le sont plus – justement car elles sont rares et non reproductibles, donc recherchées –, un roman peut-être publié en feuilleton dans un format presse payant resté propriétaire, etc. Bref, on peut imaginer un modèle économique où, si un auteur a un assez grand nombre de lecteurs (cas de ceux qui en vivent exclusivement aujourd'hui), il peut trouver d'autres sources de revenus, outre le filet de sécurité de l'Etat s'il est maintenu.

    Mais ce sont de simples idées sur l'avenir, par définition. J'essaierai de trouver diverses expériences passées et présentes à ce sujet, et de lancer un fil ouvert de réflexion, à l'occasion.

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