Rêveries sur les liseuses

De nouveau dans Le Monde, une analyse sur la compétition à venir entre l’iPad d’Apple et le Kindle d’Amazon, plus généralement sur l’émergence des « liseuses » électroniques. Soucieux de fournir du contenu sur sa tablette, Steve Jobs a noué des accords avec les plus grands éditeurs en dehors de Random House (Bertelsmann) : Penguin (Pearson), Simon & Schuster (CBS), HarperCollins (Newscorp), McMillan (Holtzbrinck) et Hachette Book Group (Lagardère).

Le lecteur français reste pour le moment sur sa faim : la question importante pour lui est la disponibilité du fond des catalogues de tous les éditeurs, petits ou grands, ainsi bien sûr que l’accès immédiat aux nouveautés. Or, ni Apple, ni Amazon (ni Sony, Google Books ou autres) ne présentent d’offre intéressante à courte échéance, et les éditeurs freinent des quatre fers, comme on l’observait ici précédemment.

L’article parle gros sous, ce à quoi se ramène finalement le cœur du problème. Aux États-Unis, Amazon lutte ainsi avec les éditeurs pour imposer un tarif de 9,99 $ pour les best-sellers en version numérique, contre plus d’une vingtaine de dollars pour la version papier. Une différence de 60 % que les éditeurs papier ont du mal à gober. McMillan a ainsi exigé de relever le prix plancher entre 12,99 et 14,99 $ et l’éditeur a obtenu gain de cause au début février. Cela remet en question le modèle économique du Kindle. Et au-delà de ces joutes entre multinationales, cela laisse le brave lecteur perplexe : pourquoi payer si cher un fichier numérique qui se duplique et s’envoie en deux secondes ? Parce que l’auteur a mis un an de sa vie à faire son livre ? Allons donc, le sort de l’auteur n’est absolument pas au centre de ces débats, il n’est jamais cité comme la variable posant le plus de problèmes pour le passage au numérique.

Les deux journalistes donnent une illustration concrète de ces problèmes de prix : «À cet égard, l'exemple de l'iPhone est très éclairant. Quand une bande dessinée numérisée est achetée sur le magasin d'applications du téléphone, 30 % du prix va automatiquement dans les caisses d'Apple. Le prestataire technique, qui a numérisé l'ouvrage, prend 35 % au passage. Reste 35 % pour l'éditeur, sachant qu'il doit avec cela financer ses frais de fonctionnement, les auteurs, le marketing et la publicité des ouvrages. Et encore, si c'était 35 % de 13 euros, le prix moyen d'une BD cartonnée... Mais c'est 35 % de 4,99 euros, celui d'une BD numérisée : une misère !»

En admettant que ces chiffres soient corrects (ils ne sont curieusement pas sourcés par Le Monde) bien que le total n’atteigne pas 100 % (ce qui est mauvais signe), quelques observations. Les 30 % d’Apple ne pose pas de problème particulier, c’est à peu près l’équivalent d’une marge libraire. On peut évidemment souhaiter qu’elle diminue ou qu’elle soit variable (indexée sur le succès du livre en application, avec un plafond à 30 %). Les 35 % du prestataire technique sont en revanche un mystère pour moi, et j’espère qu’un lecteur va éclairer ma lanterne. Si demain je vais voir un programmeur pour qu’il me développe une application iPhone, je vais lui payer une somme forfaitaire, et non pas lui accorder une rente aussi élevée que le tiers de mes éventuels bénéfices. C’est un peu comme si, voulant éditer un livre papier, je filais le tiers de mes futurs revenus au maquettiste, au lieu de lui payer une fois pour toutes sa mise en page.

Enfin le dernier tiers, celui de l’éditeur. Le pauvre n’a plus beaucoup de marge, même si les coûts de «marketing et publicité» sont nettement moindres sur Internet que dans les médias traditionnels. Et l’auteur n’en parlons pas. Il y a pourtant une solution assez simple, quand le système sera à l’équilibre : supprimer l’éditeur au bénéfice de l’auteur. Par expérience de l’esprit, imaginons un monde inverse du nôtre où 90 % des ventes de livre sont numériques, le papier ne représentant qu’une diffusion désormais marginale. Si je m’appelle Dan Brown, Stephen King, Michel Houellebecq ou Fred Vargas, je n’ai aucun intérêt particulier à me coltiner un éditeur. Je paie à chaque nouveau livre et donc de manière ponctuelle un ensemble de services – un programmeur, un directeur artistique, un correcteur, une société de RP, etc. Et ensuite, je laisse mon livre s’écouler sur les plateformes de vente en empochant directement mes droits, bien plus élevés que ceux de l’édition papier ce qui compense la baisse du prix unitaire de mon livre.

Quant au «petit» auteur, il n’a pas grand chose à perdre : l’édition papier ne lui rapporte déjà pas de quoi vivre.

C’est une pure hypothèse, bien sûr, mais j’ai tendance à penser que la numérisation peut conduire à l’implosion du métier concentré d’éditeur au bénéfice de nouveaux professionnels (ou de nouvelles coopératives libres) qui prennent en charge les différentes étapes, depuis les conseils critiques de réécriture des manuscrits jusqu’à l’organisation du buzz suivant la publication du livre numérique. La plupart de ces étapes n’appartiennent pas au métier historique du livre, donc des décennies d’expérience à l’âge Gutenberg n’impliquent pas que l’éditeur papier sera le mieux placé (et accessoirement le moins coûteux) pour ces nouveaux enjeux de l’édition numérique.

2 commentaires:

  1. Une chose m'échappe : pourquoi les 35% du prestataire technique vous posent-ils problème alors que les 30% d'apple vous paraissent légitimes ?

    Le boulot d'apple consistant à rajouter une occurence dans son catalogue n'est pas plus ardu que celui du prestataire technique, et n'est en rien comparable aux frais que doit assumer un libraire physique.

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  2. Non, vous me comprenez mal : ce n'est pas une question de "légitimité". Il me semble normal de payer une certaine somme pour produire une application (comme je paie une certaine somme à l'imprimeur et au maquettiste pour avoir 500 ou 5000 exemplaires de mon livre), mais pas du tout normal d'accorder 35% du revenu de cette application. Pour moi, la phase production logicielle du livre électronique est un coût fixe, que j'amortis après un certain nombre de ventes dudit livre. Or l'article ne le présente pas ainsi, il sous-entend que le programmeur touchera ad vitam aeternam 35% sur les ventes. Cela me semble délirant.

    Sur la marge distributeur, nous sommes d'accord: elle aussi devrait traduire la dématérialisation et la robotisation de la distribution, donc se situer par exemple en-dessous de 20%.

    (C)

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