Le temps numérique à l'âge de la "graphisation"

Un lecteur (NLR) souligne dans un commentaire, à propos de l’extension du domaine numérique : «nous parvenons tranquillement à une situation où tout le monde écrira (des livres, des articles, sur papier ou en ligne), et où personne ne lira plus (faute de temps surtout). Car il est important avant tout de s'exprimer, de soumettre son point de vue, de se "manifester" ; et ensuite, ensuite seulement s'intéresser à ce qu'a produit l'autre.»

Plusieurs remarques à ce sujet.

D’abord, je me félicite qu’un grand nombre de gens écrivent. La masse n’a pas de vertu particulière à mes yeux, sinon que plus large est la population des « écrivants », plus large sera probablement celle des écrivains – c’est-à-dire de ceux qui auront finalement pris goût à l’écriture, auront constaté qu’elle permet de mieux transmettre certaines choses inexprimables sans elle, feront l’effort de produire une œuvre plus construite au cours de leur vie. Je ne partage donc pas la morgue ni le mépris de certains (je ne pense pas à NLR, mais par exemple à ce genre de textes) qui, au nom de leur conception autocentrée de ce que serait une « vraie littérature », se posent en arbitres hautains du goût et répugnent si visiblement à voir la multitude s’exprimer comme elle ne l’a jamais fait, grâce à l’Internet. L’imprimé a permis ou stimulé l’alphabétisation (généralisation de la lecture), le numérique permet ce que l’on pourrait appeler, par un de ces horribles concepts (dont j’ai heureusement pour vos oreilles délicates le secret), la graphisation : généralisation de l’écriture.

Ensuite, je pense que cette extension démographique a malgré tout une limite (et pas seulement celle de la démographie elle-même). On l’observait ici voici peu avec le déclin des blogs : s’ils ont le choix, une partie de ceux qui écrivaient faute de mieux choisira des écritures plus rudimentaires, comme le texto hier, le tweet ou le statut/le mur Facebook aujourd’hui, voire des échanges directs par l’image quand le très haut débit sera généralisé. L’écriture demande de l’effort, surtout s’il s’agit de « se manifester » (donc distinguer son signal dans le bruit du flux) : le moindre effort convient à beaucoup, par une triste entropie de l’esprit. Les gens ne pensant qu’à s’exprimer sans prêter attention aux autres, tels que les décrit NLR, sont (à mon avis) ce que l’on appelle des idiots : il en existe une proportion assez constante dans la population, avec ou sans numérique. Je dirai qu’à tout prendre, le numérique améliore peut-être un peu les choses du point de vue de l’attention à autrui, qui est souvent la condition de présence sur les espaces collaboratifs et sociaux, et très sûrement sur les blogs et forums.

Enfin, le problème du temps de lecture n’est pas nouveau : dans le monde papier aussi, je suis confronté à une immensité de journaux, magazines, livres dépassant de très loin les capacités d’assimilation de mon existence. Quelques réflexions sur ce problème spécifique.

Le numérique rend très accessible les anciennes sources éparpillées, et je perds déjà moins de temps que je n’en ai perdu en librairies, bibliothèques, reproductions et tris. Il rend aussi plus facile leur annotation. Je me souviens avec émotion et étonnement des dossiers énormes de photocopies accumulées sur toutes sortes de sujets, quand j’avais 20 ans, des étagères entières de passages de quelques pages nécessaires pour mes recherches.

Autre point : le numérique multiplie mes contacts et les filtres de sélection qu’ils représentent. Je sais que le conseil de tel ou tel sera probablement pertinent dans telle ou telle catégorie, car j’ai observé que nous avions des goûts (des critères de qualité) similaires. Je suis par exemple en train de lire un polar de Sallis qui m’a été conseillé sur un blog et que j’ai commandé sur Amazon : le numérique m’a permis un excellent conseil (car je trouve Sallis bon) et un gain de temps en approvisionnement. Je vais commencer un bouquin de Nicolas Bouleau sur les mathématiques des risques financiers car un ami me l’a signalé en mail, et il semble correspondre exactement à ce que je cherchais sur ce thème (une introduction récente et pas trop mathématisée). Cette confiance réciproque dans les pairs me semble donc souvent efficace, plus parfois que l’obligation de suivre des critiques « officiels » et rares des médias centraux, dont on ne sait pas trop si elles sont payées par des publicités, bridées par des rédactions, influencées par des copinages, etc. (À ce sujet, mais concernant la presse, le MediaLab de Cécile propose une analyse intéressante sur les réseaux sociaux comme nouvelles formes de « rédactions en chef » sauvages, les internautes auto-organisant de plus en plus souvent leur passage en revue des infos pertinentes sur tel ou tel thème.)

Tout cela dit, je reconnais que le numérique exige une bonne discipline de l’esprit – et elle me manque car je suis addictif de tempérament. Il faudrait que je définisse des plages horaires arrachées à l’Internet contributif et destinée exclusivement à la lecture (papier ou numérique), sans divertissement cognitif. J’ai bien du mal, et j’espère que mes lecteurs y parviennent mieux !

Rappel : sur toutes ces questions émergentes de l’écriture et de la lecture numériques, un forum de libre débat a été ouvert. N’hésitez pas à venir avec vos questions, témoignages, expériences, etc.

1 commentaire:

  1. Un passage percutant, Iphone, que je relève:
    "s’ils ont le choix, une partie de ceux qui écrivaient faute de mieux choisira des écritures plus rudimentaires, comme le texto hier, le tweet ou le statut/le mur Facebook aujourd’hui, voire des échanges directs par l’image (...) le moindre effort convient à beaucoup,"

    Effectivement, j'ai eu peur en considérant l'entame: "s'ils ont le choix". car cette évolution-ci n'est pas un problème de choix, je crois; c'est u problème d'inclination, de culture individuielle, et de valeur relative que chacun affecte à l'écrit. Si tel d'jeun estime pouvoir écrire quelque chose de percutant en quatre lignes, et qu'il estime pareillement qu'un bout de photo mal cadré illustre opportunément son début de propos, alors le mur facebook convient bien. Pour une pensée articulée et développée, le blog, voire le site web est supérieur, ne fût-ce qu'à raison du format d'usage. Donc, le passage du blog à laplate-forme communautaire traduit un déliement, une sorte d'élasticité négative, une manière de décadence (oui, j'ose puisqu'on est entre nous !).
    bravo pour le blog, sacré boulot décidément. J'irai bientôt sur le forum. Bon courage pour vos initiatives visiblement variées.

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