Voir tous ces gens rassemblés, témoignant de l’apport scientifique de mon père et de ses qualités humaines, n’a pas seulement éveillé ma fierté filiale. C’était surtout l’hommage nécessaire et pour nous impossible, un hommage que ses proches ne pouvaient réellement lui rendre, un hommage à la dimension la plus anonyme et impersonnelle de son existence – dans son cas, une existence au service de la science et d’une certaine idée de la France. Et en écoutant ces amis inconnus, je retrouvais finalement ce que j’aimais le plus dans mon père : non pas les habituels faits d’arme de la vie familiale, dont les souvenirs sont finalement assez rares car il vivait en ermite en dehors de son travail et n’était pas du genre extraverti (je tiens mon besoin de m’exprimer de ma mère), mais son indépendance d’esprit, son détachement des biens matériels, son goût pour la théorie, le modèle et l’idée, son indifférence à la notoriété personnelle, tant de choses qui le plaçaient à contre-courant de ses contemporains. Et dont je lui suis redevable.
Des atomes dans la troposphère
Les atomes de mon père flottent donc quelque part dans la troposphère, emportés par une puissante convection. Et le reste est captif d’une urne, qui a été rejoindre celles de ma mère et de mes grands-parents. La cérémonie se révéla moins pénible que prévue, car elle fut l’occasion d’une grande surprise : plus de la moitié de la salle était peuplée de parfaits inconnus, dont nous n’attendions pas du tout la présence. Les anciens collègues de mon père, chercheurs comme lui au CEA, à la très mystérieuse direction des affaires militaires. En raison de son obligation de réserve, et bien au-delà de secret, mon père n’a presque jamais évoqué ses travaux à la maison. Le bâtiment où il travaillait, d’ailleurs non loin du lieu de sa crémation, était à l’époque l’un des plus surveillés de France : on y concevait la bombe atomique en pleine guerre froide. Parfois, en vacances, je me souviens qu’il recevait par téléphone des informations codées : c’était le résultat des derniers essais dans le Pacifique. Il notait, brûlait et entrait dans un silence qui pouvait durer plusieurs jours, griffonnant des calculs qu’il brûlait encore.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire