Quelques réflexions sur l'information

Etant ces temps-ci au milieu de nulle part, et doté d’une bien médiocre connexion, voici quelques réflexions inactuelles sur l’information. Il s’agit de commentaires sur certaines propositions que l’on entend souvent à son sujet. L’information n’est pas ici prise dans son sens informatique ou physique, elle désigne plutôt quelque chose comme nos unités d’échange cognitif sur le monde, au sens où notre esprit a évolué pour acquérir, mémoriser / oublier, transmettre et produire ce que l’on peut appeler génériquement des informations. Chacun échange en permanence des informations ainsi définies. Le terme a aussi une connotation plus spécialisée par laquelle je commence (l’information sur le monde actuel telle que les médias modernes l’ont définie).

L’information des amateurs ne vaut rien, informer est un métier. De nombreux blogs et sites sont animés par des professionnels de la presse, de la communication en général (c’est le cas de celui que vous lisez). Et en tout état de cause, sur des sujets qui les passionnent, les « amateurs » ont des connaissances plus étendues et plus précises que des professionnels généralistes. Quand il s’agit d’exprimer des opinions, et non des connaissances, les uns et les autres sont à égalité. Cet argument reflète souvent l’avis d’une corporation (journalistes) qui vit très mal la remise en cause de son statut économique et symbolique à l’ère numérique. Mais cela ne signifie pas que les professionnels de l’information sont inutiles : on attend simplement d’eux un travail à valeur ajoutée par rapport à ce que peut produire l’intelligence collective du réseau (c’est-à-dire le fait qu’il y aura toujours des sources d’information gratuite, amateur et de qualité parmi les multitudes).

La pluralité de l’information n’a pas attendu Internet. C’est vrai et faux. En démocratie, la presse est libre et la diversité des opinions s’exprime. Mais les canaux de communication avant l’Internet étaient coûteux : les médias les plus influents, financés par l’État ou la publicité, ne pouvaient se dire totalement indépendants de leurs ressources économiques. Ils étaient surtout rares, et dans cet espace-temps limité, ils laissaient donc souvent la place à la parole dominante des experts ou des représentants « officiels » de certains secteurs d’opinion. Internet a facilité et généralisé l’expression des individus et des communautés vers un public plus ou moins large, lui-même fragmenté (l’opinion publique devient l’opinion des publics). La baisse du coût de production de l’information signifie un accroissement sans précédent de la pluralité de ses sources.

Nous sommes noyés dans l’information, cela provoque l’insignifiance. Cette noyade ne concerne que ceux qui sont disposés à perdre pied. Car sauf à prendre l’Internaute pour un simple d’esprit, il est relativement simple d’organiser ses flux d’information par la syndication RSS, le following Twitter, le criblage des fils d’actualité par mots-clés, le suivi des sources pertinentes, le partage sur réseaux sociaux, etc. Internet produit certes la profusion de l’information, mais aussi bien les outils de sélection au sein de cette abondance.

L’Internet nous prive de notre mémoire individuelle, nous y puisons les informations que nous retenions jadis. Sans doute, mais à quoi bon encombrer sa mémoire de données qui deviennent peu à peu immédiatement et universellement accessibles ? Dans la plupart de nos tâches intellectuelles, ce n’est pas la mémorisation mais l’agilité et la créativité qui font la différence, c’est-à-dire notre capacité à rassembler, trier, synthétiser l’information, pour finalement produire une interprétation qui nous est propre. Socrate déjà pestait contre l’écriture qui allait priver les humains de leur mémoire en stockant des informations ailleurs que dans le cerveau. On s’en est remis…

Les informations fausses et vraies deviennent indiscernables, Internet est le tombeau de la vérité. Ceux qui se souviennent la première guerre du Golfe (par exemple) souriront en lisant cela : presse, radio et télévision ont déjà produit un reflet du monde qui n’est nullement la vérité du monde (la réalité), mais une sélection, une interprétation voire une manipulation d’une infime partie du réel. Reste à s’accorder sur la notion même de « vérité » dans nos propositions de langage : dans bien des cas, cette vérité n’existe pas ou, ce qui revient au même, elle varie selon l’opinion subjective des locuteurs. Des jugements objectifs renvoient à une méthodologie éprouvée et partagée définissant cette objectivité. Ce qui est finalement le cas le plus rare de nos échanges : car l’humain parle assez peu des faits, beaucoup des interprétations de ces faits (donc du ressenti ne prétendant pas au statut d’une vérité objective, universelle, indépendante du locuteur-observateur).

Tout vaut tout, l’information anarchique sur Internet alimente le relativisme et le nihilisme de l’époque. Cette conviction est souvent associée à la précédente. Elle émane parfois de personnes pour qui l’information doit être hiérarchisée par des « experts en vérité et en qualité », son sens et sa portée devant être fixés une fois pour toutes. En fait, Internet ne produit pas mais reflète la diversité de nos points de vue dans la plupart des domaines : celle-ci n’est pas une idéologie (le « relativisme »), mais d’abord une réalité, à savoir que les gens ne partagent pas les mêmes goûts, les mêmes opinions, les mêmes valeurs. Certains s’en effraient car ils sont nostalgiques des ordres symboliques homogènes ; d’autres s’en félicitent, car ils préfèrent l’instabilité et l’évolutivité des représentations individuelles ou collectives.

Plus ça change, plus c’est la même chose : Internet est un épiphénomène anodin, au bout du compte. On peut penser le contraire. Si Socrate a bu la ciguë, si Bruno a terminé sur le bûcher, si l’imprimerie a été soumise aux lettres de cachet et si la plupart des puissances publiques ou privées continuent aujourd’hui encore de pratiquer le secret et/ou de contrôler et manipuler l’information, c’est bien que cette dernière occupe une place de premier plan dans les rapports de pouvoir. Les canaux de communication ne sont donc jamais indifférents au cours de l’histoire : l’existence d’un réseau d’information décentralisé, individualisé et libre constitue une nouveauté importante de notre temps. Et ce réseau est un enjeu de pouvoir, comme en témoignent les remises en cause régulières de sa neutralité en démocratie, ainsi que son contrôle direct en tyrannie.

L’information n’est pas la connaissance, on peut être surinformé et ignorant. Cela me semble exact, mais il faut être plus précis. L’information est une condition nécessaire mais non suffisante de la connaissance : on ne peut connaître un sujet sans information directe (par la pratique) ou indirecte (par l’observation de la pratique) sur celui-ci. Si la sur-information ne garantit pas la compréhension, la sous-information produit toujours l’ignorance. L’enjeu principal des décennies à venir, pour l’individu comme pour les collectivités, sera d’exploiter les flux d’information toujours plus massifs afin d’en produire des connaissances. 

4 commentaires:

  1. L’information n’est pas la connaissance, on peut être surinformé et ignorant.

    +1 comme on dit aujourd'hui

    Mais que faire pour enrayer cette course à l'information,
    Et le mépris pour la connaissance qui en découle, les outils modernes étant tournés vers l'info et non vers la connaissance.

    RLZ

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  2. (RLZ) Pour le coup, je ne sais pas si les outils sont à incriminer au premier chef. J'ai l'impression que la volonté de connaissance est moins répandue dans l'esprit humain que la volonté de puissance et la volonté de jouissance. Si vous vous intéressez à un sujet, vous trouvez énormément de ressources (=informations) pour progresser dans sa compréhension... mais encore faut-il à la base éprouver une curiosité intellectuelle, un désir de comprendre. Et cela, les meilleurs outils informatiques du monde ne peuvent pas le produire.

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  3. Je n'incrimine pas les outils directement, mais leur usage.
    Il est facile de convenir de la grande masse d'informations disponibles sur le net, mais ce n'est que de l'information.
    Plus on technologise, plus on assiste à la prise de pouvoir de l'information, au détriment des raisonnements, logiques, et autres constructions intellectuelles.

    RLZ

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  4. @ C.

    "(l’opinion publique devient l’opinion des publics)"

    Mais peut-être l'a-t-elle toujours été, non ? Simplement, les sociétés devenant plus complexes (entropie anthropologique croissante ? :) eh bien l'opinion des individus (du "public") le devient aussi.

    Notre époque est très particulière car on assiste véritablement à une évolution (révolution ?) dans la formation de l'opinion publique, c'est à dire dans la production et la transmission des informations, ce grâce au net. Pour le meilleur et pour le pire ! Mais enfin il me semble qu'au final c'est plutôt une évolution favorable à la démocratie, pour preuve les diverses agitations du pouvoir pour tenter de la contrôler à travers leurs lois (et propositions de lois...)

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