Gallimard n’a rien compris (et sera donc président du SNE)

Mon ami Antoine Gallimard (voir ici) en remet une couche dans un entretien accordé au Point. Entretemps, le patron de la rue Sébastien-Bottin est devenu le premier prétendant à la présidence du Syndicat national de l’édition, suite à de sombres luttes de pouvoir chez les magnats du papier. Et donc Antoine précise sa vision du livre numérique. Je suis consterné par ses propos et si son probable accès à la présidence du SNE signifie qu’ils seront désormais les positions dominantes des éditeurs, cela promet à mon sens une décennie de naufrage pour les dernières lignées de Gutenberg.

Concernant l’absence de Gallimard dans l’iBookstore d’Apple : « En somme, aujourd'hui, on nous demande d'accepter qu'un fabricant fasse le marché. Non ! Ce sont les éditeurs et les lecteurs qui doivent le faire. Car si l'éditeur ne maîtrise pas les prix, il perd sa vision du marché et ne contrôle plus son usage. Un prix papier est fixé par l'éditeur, mais si on entre dans le système iBookstore, on se retrouve obligé de vendre ce livre à ce prix moins 20 %. Et c'est sans concession, puisque c'est imposé par le contrat. Pourtant, il est dans le droit de l'éditeur de vendre ou non plus cher son livre. »

Ainsi, Apple commet le crime de lèse-oligarchie consistant à proposer des livres moins chers. Il est risible que Gallimard mentionne « les lecteurs » dans les supposés acteurs du marché, puisque son propos consiste à soutenir que la fixation du prix relève de la seule volonté de l’éditeur. Pour être plus précis : l’éditeur artificiellement protégé (avec le libraire) par la loi sur le prix unique du livre, que le SNE espère voir reproduite pour le livre numérique histoire de préserver l’entente cordiale des oligarques de la chaîne papier.

Sur la stratégie « cavalier seul » de chaque éditeur : « On ne veut pas de la bibliothèque d'Apple. Nous, on veut créer notre propre application. C'est ce qu'on cherche à faire avec notre Eden Reader. Cette librairie numérique existe déjà sur PC. Son utilisation est simple. Une fois son compte créé, le lecteur choisit dans la librairie numérique son livre. Il le télécharge sur PC. Il peut même le copier à six amis. »

Il ne vient apparemment pas à l’esprit d’Antoine Gallimard que la multiplication des plateformes, des formats et des DRM ne peut que pénaliser le lecteur numérique, qui n’a pas envie de s’adresser à plein de sites différents (ou d'applications) pour feuilleter et choisir ses lectures. Sur Eden Reader / ePagine, l’avis de Clément Monjou (eBouquin) est pour le moins mitigé et il en va de même pour Nicolas Gary (Actualitté). N’ayant pas d’iPad (ni l’intention d’acheter cette tablette à laisse pour usager captif), impossible de charger l’application en question (qui est absente de l’iPhone). J’aimerais bien vérifier dans le détail l’histoire de la copie libre pour six amis.

Sur le format ePub : « C'est surtout sur la modalité de lecture que réside le danger. Apple impose, à la lecture, un format : le e-pub. Ce format donne la possibilité au lecteur de changer, à sa guise, la topographie du texte ou d'un livre (sa taille de caractère ou l'emplacement d'une image, etc.). Du coup, tous les efforts traditionnels et historiques de l'éditeur dans la conception d'une page ou d'un livre disparaissent. La numérisation risque ainsi de dévaloriser le contenu. L'enjeu est donc de savoir quels seraient les moyens pour garder un confort de lecture tout en conservant l'esprit, le parcours d'un texte. »

Notons d’abord que le format epub n’est pas imposé par Apple : le constructeur n’a fait que s’aligner sur ce standard ouvert créé en septembre 2007. Steve Jobs aurait sûrement préféré créer son propre format propriétaire, mais il est arrivé un peu tard pour laisser s’exprimer ses pulsions de contrôle. Remarquons ensuite que les craintes de Gallimard illustrent à leur état quasi-pur les incompréhensions de la vieille génération papier et surtout son hostilité à l’esprit même de l’ère numérique. Car ce que Gallimard décrit (possibilité de manipuler un texte à sa guise), c’est l’appropriation des contenus par les usagers, le principe même du read write web et du mouvement de la culture libre. A cela, le futur président du syndicat des papimanes oppose la maîtrise de A à Z du texte et de son usage par le lecteur. Non pas que je critique l’excellent travail des graphistes et maquettistes des éditions Gallimard : mais refuser l’epub parce que l’on veut figer dans le marbre une certaine mise en page, c’est continuer de penser papier quand on parle numérique.

Sur le push affinitaire par choix de lecture : « La librairie proposée par Apple vous liste dans des catégories. Dès que vous commandez un ouvrage, elle enregistre votre choix. Du coup, dès qu'un livre sort dans cette catégorie, elle ne vous propose que celui-là. On perd tout le libre arbitre qu'on pouvait avoir avec la librairie traditionnelle. Ce vieux compagnon de route du livre, où on y fait de belles rencontres et qui, comme on dit dans le milieu, contribue au "hasard de l'édition heureuse". La lecture est une promenade solitaire. En aucun cas, elle se fait en collectif. C'est donc l'indépendance et l'autonomie du lecteur qui sont mises en cause. »

Là encore, Apple n’innove en rien, cela fait des années qu’Amazon propose des suggestions de lecture en fonction de vos listes antérieures d’achat. Les arguments de Gallimard sont parfaitement stupides. Quand on s’intéresse à un sujet, surtout s’il est pointu, les conseils de lecture sont généralement assez avisés, de même que les commentaires des précédents lecteurs sont parfois utiles. J’en ai encore fait l’expérience récente, depuis que je suis mis en tête de rafraîchir ma culture en physique quantique. Et de toute façon, ces conseils automatiquement produits ne prétendent pas remplacer la circulation personnelle de livres à livres. Gallimard se contredit par ailleurs, puisqu’en faisant cavalier seul avec Eden Reader, il empêche le lecteur de consulter tous les romans sur le même « étalage numérique » et donc de pratiquer la fameuse promenade solitaire dans les nouveautés. Enfin, chacun connaît l’importance du bouche-à-oreille dans certains succès de librairie (et ce n’est pas à Galliamrd que l’on apprendra son métier) : cela montre que la lecture est bel et bien « collective » à un certain degré, ou sociale si l'on veut, c’est-à-dire que les conseils de personnes à personnes déterminent une partie des choix.

Bref, Antoine ne comprend pas grand chose aux mœurs digitales. Mais les lecteurs numériques comprennent très bien que la stratégie « seul contre tous » de la maison Gallimard n’aura que des conséquences fâcheuses pour eux. Puisque les livres de cet éditeur seront si difficiles à trouver et si chers à payer, il ne devra pas s’étonner si certains lecteurs vont les chercher du côté des réseaux BitTorrent dans les années à venir…

3 commentaires:

  1. Excellent et édifiant, comme toujours.

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  2. Oui, c'est vraiment du bon, beau et fouillé boulot votre blog.
    Il faut le dire de temps en temps.

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