Le passage du silicium au graphène (cristal de carbone) comme matériau de base pourrait annuler une partie de ces effets (échauffement), et accélérer le transit des électrons à taille égale (d’un facteur 30). Il n’empêche que les chercheurs réfléchissent activement à de nouvelles solutions. La raison en est que la numérisation du monde produit une quantité exponentielle d’informations que nous n’avons déjà pas la capacité de traiter intégralement, notamment dans certaines recherches de pointe (en génomique et protéomique, on encore en physique des particules et astrophysique). D’un point de vue plus pratique, l’Internet des objets consistant à tagger numériquement (par micro- ou nanopuces) l’intégralité de notre environnement physique sera gourmand en puissance de calcul.
Deux pistes sont explorées pour outrepasser les limites actuelles : l’informatique quantique et l’électronique moléculaire. La première exploite des propriétés des particules élémentaires (notamment la non-localité, l’intrication et le spin), la seconde s’inspire plus volontiers des propriétés du vivant.
L’équipe d’Anirban Bandyopadhyay, dont les travaux viennent d’être publiés dans Nature Physics, s’inscrit dans la seconde voie. Les chercheurs observent que les ordinateurs actuels possèdent une extraordinaire puissance de calcul (10 puissance 13 opérations par seconde) mais que leur approche séquentielle bride ce potentiel : les calculs y sont nécessairement opérés en série (l’un après l’autre). En comparaison, un neurone répond à bien moins de potentiels électriques d’action (environ 1000 par seconde), mais les assemblées de neurones sont plus efficaces que les ordinateurs pour bien des tâches, car elles traitent l’information en parallèle. Dès les années 1940, John Von Neumann avait perçu les limites de l’ordinateur (qu’il avait pourtant largement contribué à faire émerger, à travers l’EDVAC) et il avait consacré la fin de son existence à une réflexion sur des automates cellulaires susceptibles de rapprocher l’ordinateur du cerveau, au prix d’une conception très différente (cf Neumann 1996, 1998).
Cette conception est à l’œuvre dans les travaux de Bandyopadhyay et de ses collègues. Ils ont conçu un réseau d’environ 300 molécules organiques capables de se connecter en réseau pour procéder à des calculs. La molécule en question est le DDQ, un réactif dérivé des quinones (l’atome d’hydrogène y est remplacé). Chaque molécule, placée sur un réseau physique monocouche, peut communiquer avec 2 à 6 de ses voisines. L’ensemble peut traiter le parcours de 300 électrons simultanément, qui sont transformés en états logiques discrets par sept règles de contrôle physique. Ces portes logiques sont au nombre de 4 au lieu des deux états (0, 1) du bit habituel. Les chercheurs ont montré que le dispositif peut opérer sur les tâches habituellement traitées par la logique numérique, depuis l’écriture, lecture et effacement d’information jusqu’à la décomposition de Voronoï (analyse des distributions d’éléments d’un espace plan, utilisée par exemple pour la retouche photo ou la simulation climatique). L’équipe a enfin montré que ce dispositif peut travailler sur l’analyse de problèmes concrets, comme la simulation d’une diffusion de chaleur ou d’une croissance cancéreuse dans un tissu sain.
Ce dispositif au DDQ est l’une des nombreuses voies possibles de l’électronique moléculaire. Au plan fondamental, la contrainte la plus difficile réside dans le contrôle et la normalisation des opérations logiques. Mais comme l’avait suggéré Dennis Bray dans un article influent, les protéines du vivant opèrent très souvent comme des opérateurs d’information, et non des usines de transformation chimique : elles repèrent, transmettent ou stockent des informations qui vont décider, ou non, de divers processus actifs (Bray 1996, voir aussi Ruben et Landweber 2000, Jones 2009). Il en va de la sorte quand une simple bactérie nage vers un milieu nutritif ou fuit un milieu toxique. A fortiori dans un système nerveux composé de cellules spécialisées dans le traitement de l’information. Aussi les supports possibles de l’électronique moléculaire sont-ils innombrables. L’an dernier, Maung Nyan Win et Christina D. Smolke du CalTech ont ainsi pu mettre au point un un dispositif synthétique à base d’ARN capable de reproduire les quatre portes logiques (AND, NOR, NAND, OR) du calcul numérique (Win et Smolke 2009).
L’avenir dira si ces travaux, offrant autant de preuves de concept, aboutissent plus ou moins rapidement à des débouchés opérationnels. Une chose est déjà certaine : le traitement de l’information en vue d’une action n’est nullement enfermé dans un dispositif particulier. L’émergence de l’électronique et de l’informatique au XXe siècle a conduit à considérer rétroactivement que cette information traitée dans un calculateur est partout présente dans la matière, particulièrement dans la matière vivante. Nous ne sommes qu’au début du basculement impliqué par cette représentation du monde.
Références citées : Bandyopadhyay A. et al. (2010), Massively parallel computing on an organic molecular layer, Nature Physics, 6, 369-75, doi:10.1038/nphys1636 ; Bray D (1996), Protein molecules as computational elements in living cells, Nature, 376, 307-312 ; Jones R (2009), Computing with molecules, Nature Nanotechnology, 4, 207 ; Neumann J (1996), L'ordinateur et le cerveau, Flammarion ; Neumann J (1998), Théorie générale et logique des automates, Champ Vallon ; Win NM, CD Smoke (2009), Higer-order cellular information processing synthetic RNA devices, Science, 322, 456-460.
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