Topologie du prix littéraire

Les prix littéraires sont un prisme intéressant pour observer le fonctionnement du monde de l’édition papier – du moins les « grands » prix qui récompensent généralement les auteurs des « grandes » maisons d’édition, en d’autres termes le mariage d’un système de production et d’un système de réputation. Mais les analyses sont souvent pauvres, réduites à des tirades un peu poujadistes sur le « système GalliGrasSeuil ».

On trouvera les premiers éléments d’un travail nettement plus substantiel sur le centième carnet de recherche ouvert sur la plateforme Hypothèses.org : Prix littéraires, Réseaux, discours, représentations. Les trois maîtres d’œuvre – Björn-Olav Dozo, Michel Lacroix et Olivier Lapointe – entreprennent d’analyser le système des prix selon trois angles : les réseaux de jurés, le discours journalistique, les œuvres fictionnelles évoquant les prix. On ne trouve pour l’instant que les premières données de méthodologie et de bibliographie, mais gageons que les conclusions de cette recherche apporteront un éclairage assez fin sur les stratégies des acteurs.

Sur le même thème, mais dans le registre plus poujadiste dont je parlais, Claude Durand expose dans Le Figaro sa vision des prix littéraires.

Troc en stock. « La question posée concerne l'honnêteté du système, non celle des gens. D'abord, les jurés se cooptent. C'est la « reproduction » selon Passeron et Bourdieu ! Quand telle maison a trois jurés et qu'elle risque, l'âge aidant, de ne plus en avoir qu'un ou deux, elle va tout faire pour conserver son nombre de « couverts ». C'est ainsi qu'on a pu parler de la perpétuation d'un système « Galligrasseuil » (contraction de Gallimard, Grasset et Le Seuil, ndlr) ; il serait d'ailleurs plus approprié de parler aujourd'hui de Gallisset ! Le défaut de ce système fermé, c'est qu'il a une fâcheuse tendance, à la longue, à ne plus couronner des œuvres, mais des éditeurs. La méthode la plus courante est le troc de voix. Des patrons de maison ou leurs subordonnés vont tenter un marchandage en disant, par exemple : «Moi, j'ai deux voix au Goncourt, et tu en as trois au Renaudot. J'ai eu le Goncourt l'année dernière, donne-moi tes voix au Renaudot et je te donnerai mes voix au Goncourt...», et ainsi de suite avec, parfois, des échanges plus sophistiqués. Les réformettes apportées aux règlements des différents prix n'ont guère banni ces pratiques, même si elles ne sont pas systématiques. »

Economie de la réputation. « (…)C'est un investissement. J'ai calculé un jour que les frais engagés dans une politique de prix, en à-valoir, en préfaces, en dessus de table (les grands restaurants), pour ne pas parler ici de dessous, peuvent en arriver à coûter l'équivalent du bénéfice d'un prix littéraire de moyenne diffusion. Il faudrait donc avoir deux de ces prix pour qu'une telle politique soit vraiment rentable. Mais, dans le même temps, les prix présentent un autre avantage : ils peuvent attirer des auteurs dans la maison qui les reçoit. C'est donc un moyen de débaucher des écrivains plus facilement. »

Endogamie croissante. « On a transformé les gazetiers en écrivains, mais aussi les écrivains en gazetiers. Ainsi reproduit-on un système consanguin : les journalistes écriront favorablement sur les ouvrages d'écrivains parus dans leur maison, et les écrivains devenus critiques feront également de même pour les gazetiers devenus romanciers. »

Ces points sont en fait connus de longue date dans le milieu de l’édition et du journalisme. Claude Durand, ancien patron de Fayard, éditeur de Soljenitsyne et de García Márquez, en est d’ailleurs une figure emblématique. Le roman représentant 25% du chiffre d’affaires global de l’édition – genre largement en tête, avec de surcroît un investissement moindre en terme d’édition et de production –, on comprend que l’enjeu littéraire se soit doublé d’un enjeu industriel. On peut penser que les générations numériques regarderont ces petites manœuvres comme une foire aux vanités caractéristique d’un Ancien Régime de la valeur et de la réputation… même s’il ne faut pas espérer la disparition complète de ces inconsistances humaines, trop humaines.

Il y a tout de même quelques raisons d’être optimiste. Cette économie symbolique (et monétaire) du prix littéraire tient notamment à la convergence de trois phénomènes : la concentration des médias centraux, la diffusion en librairie physique, le musellement des lecteurs. Or, la numérisation produit automatiquement l’affaiblissement de chacun de ces éléments : les médias presse, radio et télé perdent peu à peu de leur influence exclusive, les piles physiques en librairies disparaissent en plateforme numérique et n’auront plus d’effet ostracisant pour les petits au bénéfice des grands, les lecteurs s’expriment de plus en plus sur les blogs, les réseaux sociaux et les interfaces de librairies en ligne.

Le désir de reconnaissance et la lutte pour le renommée ne vont certes pas s'éteindre du jour au lendemain, mais plutôt se diffracter lentement, au rythme où se forment des réseaux séparés de lecteurs, rendant bien moins efficaces les captations économiques de ces ressorts psychologiques.  

6 commentaires:

  1. haineux dégouté etc..13 mai 2010 à 19:09

    "Le désir de reconnaissance et la lutte pour le renommée ne vont certes pas s'éteindre du jour au lendemain, mais plutôt se diffracter lentement, au rythme où se forment des réseaux séparés de lecteurs"

    l'"écrivain" n'écrivant plus que pour son réseau de lecteurs...c'est encore mieux !

    C'est en fait bien plus nul.

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  2. A titre d'hypothèse, je pense que l'écrivain écrit pour lui-même ou pour ses pairs. Son "public" – réseau ou masse – c'est abstrait, cela n'existe pas réellement dans l'acte de création, sauf peut-être des best-sellers sur mesure.

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  3. haineux dégouté etc..13 mai 2010 à 22:05

    que deviennent les "réseaux sociaux" ?

    Vous avez éliminé le mot "social".

    sacré blagueur ;)

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  4. Krane (haineux degouté enfoiré etc;;)13 mai 2010 à 22:15

    Puisque je vois que je ne suis pas censuré...je dirais que sur l'idée "l'écrivain écrit pour lui-même" ce n'est pas une hypothèse ...c'est une évidence.

    il faut vraiment être une pisse ou une chiotte ou ce que vous voulez pour imaginer que l'ecrivasse écrit pour son "public" ou "ses pairs" ou je ne sais quoi.

    même en n'étant pas écrivain pour deux sous je le sais, bon...

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  5. (Krane) "sociaux" si vous voulez... En fait, le jour un plan media "TF1-Europe-1-LeMonde" doublé d'un plan distribution "pile dans toutes les librairies" ne parviendra plus, ou plus aussi facilement, à imposer les auteurs industriels d'une édition industrielle, je serai heureux. Dans la "longue traîne", tout ce qui casse les 20% faisant 80% de vente, et tout ce qui aide les 80% aujourd'hui marginalisés provoque ma joie. Voyez, je suis facile à contenter :-)

    Alors vous avez raison, Facebook cela ressemble de plus en plus à TF1, l'éditeur industriel se paiera une pub. Mais ce n'est pas bien grave, les pubs Internet ne vendent pas grand chose, et le bouche-à-oreille ne s'achète pas très facilement. Voyez comme la machine BHL a été cassée sur le net en deux temps trois mouvements, malgré la force de frappe de l'auteur dans les médias centraux et de son éditeur dans les librairies. Ses ventes semblent très médiocres en comparaison du temps d'exposition médiatique et de l'espace de distribution physique.

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  6. (krane) Sur "ses pairs", je ne vous suis pas et je maintiens. Beaucoup d'écrivains attendent le jugement de leurs confrères – pas seulement les écrivains, ceux qui publient en général. C'est le non-dit des intellectuels, une caste à part qui ne s'assume pas comme telle dans les temps démocratiques, mais qui fonctionne bel et bien comme telle. Pour les chercheurs, c'est évident en raison de leur langage différent de la langue commune : ils attendent uniquement le jugement des pairs, ils ne peuvent en recevoir d'autre pour ce qui concerne la qualité de leur raisonnement. Mais pour les écrivains, c'est souvent le cas aussi, ils regardent d'abord ce que d'autres écrivains disent d'eux dans les gazettes. De toute façon, ils ne vendent pas tellement, donc il faut bien se raccrocher à des motifs de satisfaction pour son amour-propre...

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