L'unique et le numérique

Au Centre Iris de Paris, on peut voir jusqu’au 19 juin les très beaux travaux en collodion humide de Quinn Jacobson. Depuis environ un an, on a vu apparaître en magasin photo des Stenoflex, un sténopé (camera obscura très simple) prêt à l’emploi. L’Impossible Project lancé par des passionnés de Polaroïd a repris la production de ces films magiques à développement instantané et couleurs douces ayant enchanté plusieurs générations.

La photographie, comme tous les autres modes de capture, stockage et transfert d’information, a connu la révolution numérique. Celle-ci s’est accélérée depuis le début des années 2000. Le moindre smartphone produit des images (comme celles qui agrémentent ce blog), les appareils professionnels en moyen format ou capteur 24x36 parviennent à des résultats très honorables. Et pourtant, non seulement l’argentique ne disparaît pas, mais toutes sortes de procédés ressurgissent comme en témoignent les trois actualités sélectionnées ci-dessus. Bien sûr, ce ne sont plus des marchés de masse. Mais certainement des productions de niche, ou des choix artistiques, appelées à durer. Elles n’empêcheront pas la progression continue de la qualité numérique, et sa démocratisation.

Il me semble que ce phénomène ne traduit pas une simple nostalgie : j’y vois plutôt l’attrait de l’unique, de l’objet non-réplicable. Pour l’homme, ce qui est abondant a peu de valeur, ce qui est rare est recherché, l’unique est la forme la plus rare. L’incroyable spéculation dont le marché de l’art est l’objet tient notamment à cela : au-delà des effets de mode sur tel artiste, qui produit les bulles, et de la relativisation générale de la valeur esthétique dans l’art contemporain, ce marché tient d’abord à ce qu’il propose des pièces uniques ou à tirages très limités. On peut pronostiquer que la réplication virtuelle, générique et numérique de toute information rendra son inscription matérielle, singulière et originale plus recherchée. Ceux qui redoutent la valeur zéro de l’information numérique devraient réfléchir à cette voie, lorsqu’elle est possible pour leur art. 

6 commentaires:

  1. "Pour l’homme, ce qui est abondant a peu de valeur, ce qui est rare est recherché,"

    Etre victime d'un tremblement de terre est rare, mais est-ce recherché ?
    La rareté n'explique en rien la valeur d'une chose (cf le fameux sophisme "un cheval rare est un cheval cher).

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  2. (anonyme) Vous avez raison, c'est rédigé de manière un peu floue. (Le sophisme dit "tout ce qui est rare est cher", le cheval bon marché étant une contradiction puisqu'il rare... et bon marché). De là à soutenir votre position inverse, "la rareté n'explique en rien la valeur d'une chose", cela me semble difficile, non? Par exemple, je paie moins cher mes fraises au printemps, et plus cher mon plein d'essence quand l'OPEP limite sa production. Dans les deux cas, il me semble que la rareté relative contribue à la valeur, non?

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  3. Je vais citer le bouquin où j'ai lu tout ça, le texte entier expliquera mieux que moi (mon étude la philo s'arrête au lycée):

    "La rareté: une explication valable?

    Dans le contexte économique contemporain, on peut être porté à considérer la rareté (ou une certaine disproportion entre l'offre et la demande pour un produit) comme un principe explicateur de la valeur (tout du moins la valeur économique) qu'on accorde à une chose. Ainsi, à côté des causes matérielle, formelle, efficiente et finale, on pourrait vouloir rajouter la rareté - voire même la considérer comme plus fondamentale que ces 4 causes.

    Ce serait là cependant une erreur. La rareté n'est pas et ne peut jamais être en elle même un facteur explicatif. Autrement, tout objet ou tout événement rare vaudrait cher. Or il y a de fait des raretés auxquelles on attache une grande valeur (marchande ou non), il y en a d'autres qu'on fuit (un cheveu dans la soupe, par exemple, un tremblement de terre, ou l'écrasement d'un avion) et plusieurs autres qui laissent à peu près tout le monde indifférent (par exemple, que l'auteur de ces lignes se soit mis au travail ce matin avant d'avoir bu un café).

    Ce qui explique qu'on accorde ou non à divers objets ou événements rares une valeur, c'est dans certains cas le fait qu'ils concernent des gens ou ont été réalisés par des gens qui ont vécu il y a 10 000 ans, ou par une personne qui a ou qui a eu une très grande importance (par exemple une liste d'épicerie rédigée de la main même de Napoléon). Dans chacun de ces cas on se réfère au fond à la cause efficiente.

    Ce peut être aussi parce que cet objet a été utilisé par une personne renommé. Ce serait le cas, par exemple, d'un plume très modeste qu'utilisait Napoléon pour écrire. Dans ce cas, la valeur de l'objet serait à relier à sa cause finale (l'objet avait été acheté pour Napoléon et fait pour une fonction accomplie par Napoléon).

    Il arrive aussi que la valeur attribuée à la chose rare découle de sa matière - par exemple un métal précieux, et très rare - , et l'on pourrait sans doute imaginer des cas où cette valeur dépend de sa fin.

    Quoi qu'il en soit, l'insignifiance de la notion de rareté prise en elle même peut s'illustrer aussi par un sophisme, qui en montre l'absurdité:

    "Tout ce qui est rare coûte cher.

    Or un objet en bon état et reconnu comme ayant servi à Napoléon, en ventre chez un antiquaire mais à un prix très bas, est une chose rare.

    Donc, un objet en bon état et reconnu comme ayant servi à Napoléon en vente chez un antiquaire mais à un prix très bas, coûte cher."

    Ce raisonnement aboutit à une absurdité - une chose vendue à bas prix se vend cher! - tout simplement parce que la notion de rareté peut prendre divers sens et être ou non intrinsèquement associée à celle de valeur. Il y a , de fait, des raretés qui ont une valeur et d'autres qui n'en ont pas. Et leur valeur s'expliquera au fond, selon le cas, par leur cause efficiente, finale, formelle ou matérielle."

    Cause efficiente: Par qui / par quoi la chose est-elle faite?

    Cause matérielle: De quoi la chose est-elle faite? Qu'est ce qui entre dans sa constitution?

    Cause finale: En vue de quoi? Pour quoi? Dans quel but?

    Cause formelle: comment la chose est-elle organisée? Quelle en est la forme? Le plan?

    Thibaudeau, Victor. 2006. Principes de logique.

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  4. Merci. C'est bizarre, parce que le système des causes ( matérielle, formelle, efficiente et finale) proposé par Aristote n'est plus tellement utilisé en logique moderne et contemporaine. Sinon, l'idée que la rareté est seule source de valeur est fausse, mais l'idée que la valeur est toujours indifférente à la rareté paraît fausse également.

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  5. Ah, je ne savais pas. Le livre est lisible en grande partie sur google books. C'est en réalité un support de cours pour des étudiants qui ne suivent pas de cours de philo, d'où peut-être un ton plus généraliste et vulgarisateur.

    Si ces 4 causes sont obsolètes, qu'est-ce que l'on utilise actuellement?

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  6. La logique a été entièrement réécrite à partir de Frege, Russell, Hilbert, etc. Et le système des causes est abandonné au profit... de la physique, tout simplement, c'est-à-dire les diverses lois de description de l'évolution d'un phénomène dans le temps et l'espace (ou n dimensions supplémentaires). A quoi s'ajoutent bien sûr les sciences spécialisées dont l'armature est en dernier ressort physique et mathématique.

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