Internet est-il soluble dans les dictatures?

Shaojung Sharon Wang et Junhao Hong, deux chercheurs américains (Université de Buffalo) spécialistes de la Chine, publient un intéressant papier de synthèse sur le blog en Chine. La blogosphère chinoise est parmi les plus actives au monde : on comptait 230.000 blogueurs en 2002, 16 millions en 205, 162 millions à la fin de l’année 2008 (dont 105 millions actifs). Malgré ces chiffres impressionnants, seuls 19 % des Chinois (essentiellement urbains) ont une connexion Internet.

Les thèmes les plus populaires des blogs chinois sont apolitiques : émotions (43 %), journal personnel (42 %), relations romantiques (20 %), littérature (20 %), humour (18 %). Un des déclencheurs de la mode du blog a été le journal des aventures sexuelles de Muzimei (lancé en 2003) qui a reçu plusieurs millions de visites le jour où sa rédactrice a révélé son identité.

Même si 35 % des blogueurs n’utilisent pas leur vrai nom, le gouvernement chinois exerce une surveillance active : enregistrement obligatoire, filtrage de contenu, conservation de l’information etc. En 2007, une « Convention d’autodiscipline » a exigé que les fournisseurs d’accès et hébergeurs de blogs signalent les contenus illicites et procèdent à leur effacement – convention signée aussi par des sociétés américaines comme Yahoo ou Microsoft. Si les autorités ne peuvent évidemment pas contrôler chaque contenu, elles n’ont en revanche pas trop de difficultés à identifier l’auteur qui aurait pris trop de liberté sur les points sensibles du régime (cela vaut pour les propriétaires du cybercafé, tenus à un registre strict et responsables si des troubles à l’ordre public proviennent d’un de leurs terminaux).

Certains sondages anonymisés, dont le résultat doit évidemment être interprété avec prudence vu la crainte du régime policier, montrent que le contrôle de l’information en ligne est approuvé « officiellement » par une large partie de la population (84,8 % trouvent normal que le gouvernement s’assure du contrôle des informations en ligne et 78,6 % que les entreprises fassent de même, Guo 2007). Les opposants (adeptes du Falung Gong, soutiens aux Tibétains, réformateurs) ont utilisé Internet dès le début des années 2000, mais plusieurs ont été emprisonnés et la crainte d’une arrestation entretient évidemment l’apathie politique que l’on observe sur la blogosphère.

Wang et Hong observent qu’un espace public de discussion a réellement émergé en Chine, apportant une certaine liberté et originalité dans l’expression culturelle, sociale, économique, sexuelle et générationnelle. Mais ils doutent que la politique soit concernée, au moins à court terme. Le gouvernement a massivement investi dans les infrastructures d’information et de communication, suggérant qu’il les envisage comme des moyens de développement économique mais aussi de contrôle politique. Au-delà, il convient aussi de s’interroger sur les aspirations réelles de l’ethnie majoritaire en Chine, dont la cadre culturel conservateur et les flambées nationalistes ne sont probablement pas le simple reflet d’une propagande. Internet est trop jeune pour trancher entre les deux thèses opposées : soit la régulation autoritaire devient inefficace face au flux d’information, soit ce flux d’information augmente l’efficacité de la surveillance.

Dans un autre travail, Kristopher K. Robinson et Edward M. Crenshaw parviennent à des conclusions similaires. Il s’agit ici d’une synthèse de douze années d’études de la « fracture globale numérique » opposant les pays surconnectés comme les Etats-Unis ou l’Europe occidentale à d’autres nettement moins avancés sur ce plan. L’Europe orientale (49 % du taux de connexion de la population nord-américaine de référence), l’Asie (40 %), l’Amérique latine (42 %) et l’Océanie reste pour le moment loin derrière. Il en va de même pour le Moyen-Orient (33 %), l’Afrique du Nord (21 %) et l’Afrique sub-saharienne (7 %), bien que ces trois dernières régions aient connu avec la Chine la plus forte croissance au cours de la période écoulée.

Si Robinson et Crenshaw considèrent qu’un « seuil critique » de connexion est probablement favorable à la démocratie, ils n’observent pas pour autant une corrélation forte entre ce régime politique et l’avancée d’Internet. Le premier facteur corrélé au taux de connexion numérique est ainsi l’urbanisation, suivi de la croissance économique, de la maîtrise démographique (faible fertilité) et de l’absence de conflit.

Références : Robison KK, EM Crenshaw (2010), Reevaluating the Global Digital Divide: Socio-demographic and conflict barriers to the Internet revolution, Sociological Inquiry, 80, 1, 34-62 ; Wang SS, J  Hong (2010), Discourse behind the Forbidden Realm: Internet surveillance and its implications on China’s blogosphere, Telematics and Informatics, 27, 1, 67-78.

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