Vers l'écriture libre: critique de la raison graphique à son âge numérique

Dans un ouvrage classique, La raison graphique, l’anthropologue Jack Goody a suggéré que nos modes de pensée ne sont jamais indépendants de nos moyens de pensée. Analysant les différences entre sociétés orales et sociétés écrites, Goody suggère que l’invention de l’écriture produit des déplacements dans la connaissance, ainsi que dans la représentation de soi et du monde. La science a par exemple connu des évolutions importantes à chaque développement de l’écriture que représentent sa première généralisation depuis Babylone, celle de l’alphabet depuis la Grèce, celle de l’imprimerie depuis l’Europe.

Bien sûr, il n’y a aucun déterminisme strict et univoque – la Chine a connu avant l’Occident des formes élaborées d’imprimerie sans connaître de « décollage » dans les sciences de la nature –, mais plutôt une modification des conditions initiales de la pensée, qu’il s’agisse de sa formation, de son expression ou de sa transmission (Goody 1979, voir aussi Lévy 1990 et Donald 1999).

Que signifie la transition de l’écriture, idéographique puis alphabétique ? Voici quelques pistes.

• La pensée devient externe, elle est dégagée de l’incarnation orale, stockée dans des outils de « mémoire morte ».

• La pensée devient copiable, avec un faible taux d’erreur par rapport aux déformations des traditions orales.

• La pensée devient ubiquitaire, transmissible horizontalement et verticalement au-delà du cercle des proches.

• La pensée devient pour partie théorique, et non seulement poétique ou mythique, elle cherche à ramasser en propositions lexicales et logiques des vues générales sur le monde.

• La pensée devient critique, le lecteur se concentre sur un texte désormais autonome, dégagé de son contexte, il y repère plus facilement ses accords et désaccords

• La pensée devient modulaire, elle se spécialise, forme des traditions séparées, mobilise des lignées de savoirs précis sur des objets précis, produit des tables, des listes, des taxonomies, etc.

À ces exemples s’ajoutent des modifications socio-historiques, l’écriture étant étroitement associée à l’économie et à la politique, au pouvoir en général. Le trivium rhétorique, logique, grammaire est la base de l’accès à la connaissance et de sa maîtrise pragmatique pour l’influence. L’histoire devient une discipline à part entière distincte de la mémoire. Dans l’aire monothéiste, l’écriture est particulièrement liée à la religion : la centralité du Livre (monopole du texte sacré comme source unique des représentations légitimes) a bien sûr représenté un enjeu historique de première importance.

Chaque nouvelle technologie ou interface de l’écriture fait évoluer ces enjeux. Dans un autre essai classique, Elisabeth L. Eisenstein a ainsi décrypté la « révolution de l’imprimé » dans l’Europe occidentale (Eisenstein 1991). Certains traits anciens de l’écriture se trouvent renforcés par sa reproduction mécanique et fidèle, ainsi que par sa diffusion large : plus que jamais le texte imprimé en copies nombreuses, exactes et externes nourrit l’esprit critique, théorique, modulaire. Le phénomène est renforcé par des modifications du texte lui-même en raison du support : les feuilles pliées du codex font apparaître les pages (au lieu des rouleaux), avec elles les titres, les chapitres, les notes, les renvois, les références, les index. Et l’on retrouve bien sûr des modifications sociales et politiques : contestation du Livre intangible de la religion au profit du livre ouvert de la nature, réseau dense des lettrés préparant les révolutions modernes, émergence de l'auteur moderne revendiquant son autonomie et sa liberté, naissances des systèmes idéologiques adressées à la masse alphabétisée (sécularisation du processus d’adhésion religieuse), émergence d’un capitalisme cognitif dont les mutations et créations destructrices sont le fait des experts maîtrisant des systèmes d’écriture, etc.

La numérisation du monde représente un nouveau basculement historique. Elle est, fondamentalement, une révolution de l’écriture.

C’est le phénomène majeur de notre temps, il ne fait que commencer. Il concerne non seulement l’écriture au sens où nous l’entendons (l’extériorisation-diffusion de nos pensées par des mots, éventuellement associés à des sons et des images), mais il concernera à terme l’écriture de la matière elle-même, y compris vivante (la convergence BANG pour Bits, Atoms, Genes, Neurons).

Nous sommes dans la période d’émergence et de conditions initiales du système-monde à naître de cette écriture numérique. Les conflits sur la censure, la propriété intellectuelle ou la neutralité d’Internet sont les remous de surface d’un déplacement bien plus vaste de la raison graphique vers sa forme numérique.

C’est au regard de cette mutation d’une ampleur inédite que la position des acteurs devient intelligible. Les luttes pour la libération ou la captation de l’écriture numérique nous ramènent aux enjeux sociaux, économiques et politiques ayant accompagné chaque nouvelle interface de cette écriture dans les temps historiques.

Il ne fait aucun doute à mes yeux que l’écriture numérique sera libre, malgré toutes les tentatives actuelles pour la rendre serve de conventions datant des interfaces et technologies des temps anciens. Ma conviction tient à ce que l’évolution culturelle de notre espèce, contrairement à son évolution biologique, est marquée par l’extension irréversible du transfert horizontal d’information en raison des propriétés mêmes du cerveau humain. Celui-ci se nourrit d’informations tout au long de son développement et a été programmé évolutivement pour les partager. On peut toujours, et cela s’est vu, détruire des informations ou bloquer leur tendance spontanée à circuler d’esprit en esprit, mais tous les systèmes historiques ayant prétendu à cela ont fini par refluer en raison du coût et de l’énergie immenses dédiés à la contrainte absurde qu’ils prétendaient imposer.

Au-delà, de même que la biologie nous a invités à repenser la vie du point de vue du gène comme moteur d’évolution des espèces à travers les modifications des organismes, nous sommes conviés à repenser l’histoire du point de vue de l’information comme moteur de transformation des sociétés à travers les modifications des esprits.

Références citées : Donald M. (1999), Les origines de l’esprit moderne, DeBoeck. Eisenstein EL (1991), La révolution de l’imprimé dans l’Europe des premiers temps modernes, Découverte. Goody J (1979), La raison graphique, Minuit. Lévy P. (1990), Les technologies de l’intelligence, Découverte. 

7 commentaires:

  1. Votre positivisme est insupportable.

    Vous avez choisi votre camp: tant mieux pour vous.

    Mais pourquoi insister dans le caca mortel?

    RépondreSupprimer
  2. J'aime particulièrement quand on me qualifie d'insupportable. :D Mais vous le saviez, flatteur.

    RépondreSupprimer
  3. Non vous ne savez pas quand on vous qualifie de quoi que ce soit.

    Vous n'y comprenez rien car vous êtes un incroyable enfoiré positiviste et que vous ne pouvez pas aller au delà.

    Votre système de pensée ne vaut rien.

    Il est déjà mort.

    RépondreSupprimer
  4. je ne lis rien de vos posts , je ne lis aucun post , je m'en fous. je suis demeuré.

    mais vous Iphone, je crois comprendre que vous êtes un positiviste et que au delà il n'y a rien chez vous.

    vous comprenez que les gens intelligents (vos copains)comprennent ça en clignant de l'oeil.

    donc vous avez des comptes à rendre à ces enculés.

    c'est le défaut de tenir un blog (je serais vous je ne tiendrais pas un blog jamais)

    Les blogueurs ne réalisent pas la clientèle possible quand ils écrivent.

    vodka

    RépondreSupprimer
  5. J'aime bien ce post,
    Et je peux aussi être une sorte de positiviste.
    Les fléaux du numérique me semble bien dérisoires face à 10 000 ans d'histoire, de sueur et de sang.

    L'histoire, c'est le seul truc à savoir.

    A+

    RLZ

    RépondreSupprimer
  6. Iphone (amour) pourquoi vous ouvrez vos commentaires ?

    voici ce que vous récoltez... il ne faut laisser personne s'exprimer.

    Si j'avais un blog jamais je n'ouvrirai des commentaires.

    seuls les enculés s'expriment. (c'est mon cas)

    RépondreSupprimer
  7. (Krane) J'ouvre mes commentaires parce que cela m'intéresse de recevoir des critiques, ou de répondre à des questions, et qu'il me serait difficile de défendre la liberté d'expression sur Internet sans l'accorder à mes lecteurs. Cela suppose évidemment d'éviter les excès du flooding sous Russky Standart, si je puis me permettre ce raccourci anglo-slave pour décrire la situation.

    RépondreSupprimer