Shannon relit Hugo (sur le livre, la numérisation et la propriété)

Au Congrès littéraire international de 1878, Victor Hugo prononce un célèbre discours d’ouverture. En Europe comme aux États-Unis, nous sommes alors en pleines discussions sur les droits d’auteurs, qui mèneront à la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (1886).

Que dit Hugo ? Voici quelques extraits, où l’on trouve en gras les points discutés dans cet article.

« La propriété littéraire est d’utilité générale. Toutes les vieilles législations monarchiques ont nié et nient encore la propriété littéraire. Dans quel but ? Dans un but d’asservissement. L’écrivain propriétaire, c’est l’écrivain libre. Lui ôter la propriété, c’est lui ôter l’indépendance. On l’espère du moins. De là ce sophisme singulier, qui serait puéril s’il n’était perfide : la pensée appartient à tous, donc elle ne peut être propriété, donc la propriété littéraire n’existe pas. Confusion étrange, d’abord, de la faculté de penser, qui est générale, avec la pensée, qui est individuelle ; la pensée, c’est le moi ; ensuite, confusion de la pensée, chose abstraite, avec le livre, chose matérielle. La pensée de l’écrivain, en tant que pensée, échappe à toute main qui voudrait la saisir ; elle s’envole d’âme en âme ; elle a ce don et cette force, - virum volitare per ora - ; mais le livre est distinct de la pensée ; comme livre, il est saisissable, tellement saisissable qu’il est quelquefois saisi. Le livre, produit de l’imprimerie, appartient à l’industrie et détermine, sous toutes ses formes, un vaste mouvement commercial ; il se vend et s’achète ; il est une propriété, valeur créée et non acquise, richesse ajoutée par l’écrivain à la richesse nationale, et certes, à tous les points de vue, la plus incontestable des propriétés. Cette propriété inviolable, les gouvernements despotiques la violent ; ils confisquent le livre, espérant ainsi confisquer l’écrivain. (…)

Messieurs, rentrons dans le principe : le respect de la propriété. Constatons la propriété littéraire, mais, en même temps, fondons le domaine public. Allons plus loin. Agrandissons-le. (…) Le principe est double, ne l’oublions pas. Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient—le mot n’est pas trop vaste—au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. »

Dans ce texte fort lyrique, Victor Hugo rappelle une vérité assez simple : la question de la propriété intellectuelle dans le domaine littéraire se pose à travers son support, le livre matériel ou « livre comme livre », mais elle n’a guère de sens pour les informations contenus sur ce support, ou « livre comme pensée ». Quelques réflexions à ce sujet.

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Le droit d’auteur moderne est né à la confluence d’au moins deux tendances assez différentes (cf. par exemple Carle Hesse 2002) :

• une vision ontologique nouvelle du texte comme produit de l’esprit humain, inspirée de Locke (l’individu est propriétaire dès la naissance de son corps-esprit et donc de tous les produits du travail de corps-esprit au cours de son existence), vision pour laquelle l’auteur n’est plus comme dans les temps prémodernes l’humble transcripteur de Dieu (ou, plus généralement, le simple descripteur d’un ordre humain, social et cosmique pré-établi), mais le créateur d’une œuvre qui lui est propre, qui relève de son labeur comme de sa liberté, qui doivent être protégés des menaces du gouvernement (censure) ou de la société (vol) ;

• une évolution industrielle du texte comme produit d’imprimerie, consommé par un public alphabétisé de plus en plus large à partir du XVIIIe et surtout du XIXe siècles, un livre qui devient alors l’objet d’échanges économiques comme tous les autres biens et services du capitalisme naissant, les auteurs et les éditeurs étant notamment en pointe pour durcir les protections accordées à cet objet matériel (contrefaçon).

La première tendance fonde surtout la propriété littéraire et artistique dans sa dimension morale et intellectuelle : l’individu créateur, désormais libre et autonome, se voit reconnaître des droits de paternité sur sa création et des droits de protection sur l’intégrité de celle-ci. La seconde tendance, elle, produit la propriété dans sa dimension patrimoniale : exploitation économique de l’œuvre, cession des droits à l’éditeur-libraire-imprimeur, transmission de ces droits.

Ce qui est en débat aujourd’hui comme à l’époque de Hugo, c’est bien cette propriété patrimoniale, le monopole d’exploitation du livre comme objet, avec tout ce que ce monopole sur le « livre comme livre » implique d’exclusion dans l’accès au « livre comme pensée ». Exclusion par l’économie, puisque le livre papier est cher (d’autant plus cher que le monopole empêche la concurrence de faire baisser les prix), et plus généralement exclusion par l’appropriation, puisque le meilleur moyen de diffuser un livre serait bien sûr de laisser n’importe qui le faire (nombre d’œuvres orphelines sont soumises à droit de propriété mais non rééditées, par exemple, ces « livres comme pensée » disparaissent pendant des décennies en raison des droits sur les « livres comme livre »).

La seule chose sur laquelle l’auteur et son éditeur peuvent garder prise du point de vue économique, c’est le bien matériel qui enferme l’œuvre lors de sa diffusion et c’est autour de ce bien matériel, l’objet-livre ou « livre comme livre », que la propriété intellectuelle au sens patrimonial s’est organisée. (Et aussi bien sûr autour de l’objet-phonogramme si l’on pense à la musique, mais je m’intéresse plutôt à l’édition).

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Hugo ne pouvait évidemment penser en son temps le phénomène majeur du nôtre : la numérisation, qui se traduit par la dématérialisation du livre papier, enjeu réel de la propriété patrimoniale. Or, la distinction « livre comme livre » (support) et « livre comme pensée » (information) a une nouvelle portée à l’ère numérique.

De manière assez paresseuse, on pourrait poser (comme beaucoup d’éditeurs semblent le faire) que le livre numérique est simplement un objet au même titre que le livre papier, objet ayant la nature d’un fichier informatique, certes plus accessible à tous que son prédécesseur papier, du même coup plus menacé par les « voleurs », et devant donc être protégé par des DRM ou autres. Et puis c’est tout, on passe de l’objet papier à l’objet fichier, business as usual.

Mais une réflexion plus approfondie du numérique nous conduit à des perspectives un peu différentes, sur lesquels j’aurai l’occasion de revenir. Pour le dire simplement ici, le numérique est né de la dissociation de l’information et du support, par les travaux de Shannon, Wiener, Turing, bien d’autres informaticiens et cybernéticiens de la première génération.

Dans son article-princeps de 1948, Shannon pose : « Le problème fondamental de la communication est de reproduire à un point, exactement ou approximativement, un message sélectionné à un autre point ». Il précise immédiatement que la signification du message (la pensée au sens de Hugo, donc) est indifférente à son sujet : « L’aspect significatif [de la communication] est que le message réel soit celui sélectionné parmi un réseau de messages possibles. Le système doit être conçu pour fonctionner dans toute sélection possible, pas simplement celle qui sera effectivement réalisé puisqu’elle est inconnue au moment où nous concevons le système » (Shannon 1948, pdf, anglais)

Shannon, après Turing, répondait au problème posé par Frank Jewett, directeur des laboratoires Bell, qui soulignait en 1935 : « Nous sommes contraints de penser, et ce qui est pire, d’agir en termes de télégraphie, de téléphonie, de diffusion radio, de téléphotographie, ou de télévision, comme s’il s’agissait de choses séparées. Elles ne sont pourtant que les parties différentes d’une même science appliquée. En tout et pour tout, elles dépendent pour leur fonctionnement et leur utilité, de la transmission à distance d’une forme d’énergie électrique qui, au moyen d’une manipulation adéquate, rend possible un transfert quasiment instantané d’information » (cité par Mathieu Triclot, 2008, 22).

Nous observons aujourd’hui les conséquences de ces travaux anciens : les moyens de communication convergent vers l’Internet, tous les contenus textes, sons ou images peuvent faire l’objet d’un « transfert quasi instantané ».

Du même coup, dans les mots de Hugo, le numérique est par destination l’extraction du « livre comme pensée » (« information » ou « message ») en vue de sa circulation optimale et donc universelle, la destruction conséquente du monopole du « livre comme livre » (support papier) comme moyen obligé de diffusion. Et tout l’équilibre moderne du droit d’auteur patrimonial, conçu en fonction d’une certaine interface technologique et économique, s’effondre du même coup.

Avec la numérisation, le support de l’information (livre-pensée) devient ubiquitaire : le « livre comme livre » de Hugo est devenu concrètement tout ce qui peut stocker et lire l’information (un smartphone, un reader, une tablette, un ordinateur, une clé USB, un CD…)

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On peut arriver aux mêmes observations en utilisant le langage des économistes. Dans un article déjà ancien [Samuelson 1954, pdf, anglais), Paul Samuelson a suggéré que les biens de consommation privés et publics ne peuvent obéir aux mêmes lois. On a depuis résumé leur différence à une qualité principale : la rivalité. L’information présente comme particularité d’être non-rivale : son usage par une personne ne lèse ni n’empêche son usage par une autre. Si je vous donne l’heure, nous sommes deux à la connaître ; mais si je vous donne ma montre, je suis en revanche privé de la capacité de connaître l’heure.

Alors qu’une unité de matière ou d’énergie ne peut être consommée par une personne sans priver toutes les autres, l’unité d’information reste intacte. La conséquence économique est que le coût marginal pour satisfaire un consommateur supplémentaire d’information sera nul. Le producteur d’information se trouve alors dans la plus grande difficulté s’il entend payer les coûts fixes de sa production.

Le marché étant une solution déficiente de ce fait, une deuxième propriété intervient : l’exclusion. Celle-ci est souvent difficile pour une unité d’information : par exemple, même si vous construisez un phare privé, vous aurez du mal à empêcher tous les marins passant au large de vos côtes de voir sa lumière. La propriété intellectuelle a été pensée comme un outil d’exclusion, garantissant un revenu. Mais de nouveau, cet outil n’est en dernier ressort efficace qu’à travers son support : ce n’est pas l’information qui est en soi excluable, mais toujours le moyen de la transmettre.

On observe au passage qu’un auteur – plus généralement un créateur d’une œuvre reproductible, et non unique comme une peinture ou une sculpture – doit affronter un paradoxe : quand bien même il est propriétaire de son travail, il a comme principale motivation que celui-ci soit connu de tous, ou du moins de beaucoup. Aucun auteur ou compositeur ne rêve d’être privé de lecteurs ou d’auditeurs. Donc sa propriété ne peut jamais être tout à fait privative, comme celle d’un bien matériel courant dont on entend confisquer l’usufruit pour soi ou les siens.

L’auteur et l’éditeur souhaitent la diffusion maximale du « livre comme pensée » mais ils voudraient dans le même temps la diffusion contrôlée et donc limitée du « livre comme support ». Cette contradiction déjà patente à l’époque du livre papier devient critique à l’âge de l’information numérisée.

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En libérant l’information d’un support particulier, la numérisation impose à celui qui veut surveiller sa propriété soit de brider l’information elle-même (par DRM, « tatouage », etc.), soit de contrôler la totalité des supports possibles. On peut avoir quelques doutes sur le succès durable de telles stratégies.

En réalité, chacun s’en rend bien compte lorsqu’il vient à imaginer concrètement le destin nouveau d’un livre numérique, en le rapportant aux délais actuels du droit d’auteur conçus dans des temps déjà anciens où le support papier exclusif allait de soi.

Qui peut sérieusement penser qu’un fichier lancé sur Internet en 2010 par un jeune auteur, même protégé par un DRM, sera encore en 2130 (70 ans après la mort hypothétique de son auteur) miraculeusement intact dans sa dimension propriétaire, connu des seules personnes qui l’auront acheté, comme pouvait l’être un livre papier dont la production et la diffusion étaient soumises bien plus aisément au bon-vouloir et au contrôle de l’éditeur comme du libraire ? (1)

Cette perspective nous semble peu probable, car nous percevons intuitivement un phénomène aux conséquences plus profondes pour la pensée qu’une nouvelle opportunité industrielle à l’œuvre dans le processus de numérisation.

Pour les raisons qui viennent d’être énoncées, les droits de propriété produisent et produiront des conflits violents, particulièrement pour le monde de l’édition. Alors même que le « genre humain » cher à Hugo est en train de se doter d’un moyen exceptionnellement simple et efficace de transmission des contenus de la pensée, un certain nombre d’acteurs ont comme objectif avoué de rendre plus complexe et moins efficace ce moyen, au nom de la préservation de leurs intérêts économiques.

Laissons la conclusion au poète : « Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous. » Hugo parlait pour les écrivains de son temps, j’ignore ce qu’en pensent ceux du nôtre. Et surtout leurs éditeurs…


(1) Il faut aussi examiner chaque contenu et analyser les comportements de ses consommateurs. Contrairement à d’autres informations dont la valeur principale s’estime à très court terme et se déprécie à long terme (l’actualité dans tous les domaines, donc la presse), la valeur du livre reste souvent la même dans la durée. Pour un roman par exemple, il n’y a aucune urgence particulière à lire tel ou tel auteur, surtout si tant d’autres dans le même domaine d’écriture deviennent disponibles gratuitement.

3 commentaires:

  1. sur le même texte, un peu le même thème, mais pas du tout de la même façon, ici

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  2. Merci du lien ! (Au fait, c'est quoi les codes pour faire un joli lien sans reproduire l'affreuse adresse complète?)

    Le DRM est en effet voué à l'échec. On peut bien sûr lancer une course en avant totalement délirante où l'on finira par faire appel à la cryptographie militaire pour défendre la propriété intellectuelle... mais je pense que les éditeurs comprendront plus tôt la débilité de cette option.

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