L'information veut être libre (après tout)

« L’information veut être libre ». Ce propos de Stewart Brand à la Conférence des Hackers de 1984 est souvent repris comme un slogan par les partisans de l’accès libre aux contenus sur Internet. Le propos originel de Brand est cependant plus balancé : « D’un côté, l’information veut être chère, car il est si profitable. La bonne information au bon moment change votre vie. D’un autre côté, l’information veut être gratuite / libre [free], car le coût pour y accéder ne cesse de baisser avec le temps. Vous avez ces deux visions antagonistes ».

On ne peut arguer d’un simple déterminisme technologique (numérisation des contenus, connexion des individus) ou économique (coût marginal nul de la réplication numérique) pour déduire que l’information sera nécessairement libre ou gratuite. Il est évident que ces deux facteurs contribuent à la baisse du coût de production et de diffusion d’une information quelconque, ainsi qu’à l’affaiblissement conséquent des barrières de propriété intellectuelle. Mais en soi, et notre monde prend pour le moment ce chemin, l’information peut malgré tout être bloquée.

Par ailleurs, l’histoire ne démontre pas qu’une technique plus simple de copie entraîne de facto une gratuité ou quasi-gratuité. Le coût marginal de reproduction d’une œuvre est nettement plus faible avec l’imprimerie qu’avec le copiste. Or, la disparition des scribes n’a nullement entraîné la gratuité de l’information – c’est même le contraire en un sens, le droit d’auteur n’existait pas avant l’époque moderne, l’ère Gutenberg a conduit à son émergence. (Si l’on prend l’autre sens de « free », c’est-à-dire la liberté et non plus la gratuité, l’inverse paraît en revanche exact : l’imprimerie associée à l’alphabétisation ont plutôt favorisé la libre pensée et l’esprit critique, comme l’écriture l’avait déjà fait avant elles par rapport à la tradition orale).

De manière tout à fait intéressante, à la préhistoire de l’Internet qui s’appelait alors cybernétique (années 1940), Norbert Wiener avait déjà posé le problème. Fondant son raisonnement sur « l’homéostasie », phénomène de préservation de l’équilibre dans un milieu changeant observable au niveau cellulaire comme au niveau individuel ou social, Wiener remarque que celle-ci est étroitement associée à l’information : « Tout organisme se maintient par cette action d’acquisition, d’utilisation, de rétention et de transmission de l’information. Dans une société trop large pour un contact entre ses membres, ces moyens sont l’imprimé, qui rassemble à la fois les livres et l’ensemble des journaux, la radio, le téléphone, le télégraphe, la poste, le théâtre, les films, les écoles et les églises ». Les sociétés humaines de plus en plus ouvertes et complexes déploient donc des moyens de communication eux-mêmes de plus en plus ouverts et complexes.

Mais Wiener observe que des « fonctions secondaires » s’ajoutent à ces moyens de communication, et notamment le profit. « Dans une société comme la nôtre, largement fondée sur l’achat et la vente, dans laquelle toutes les ressources humaines ou naturelles sont regardées comme la propriété absolue du premier homme d’affaires assez entreprenant pour les exploiter, ces aspects secondaires des moyens de communication tendent à primer sur leur dimension primaire (…) Ainsi de tous côtés observe-t-on une triple limitation des moyens de communication : l’élimination des moins profitables au profit des plus profitables ; le fait que ces moyens sont aux mains d’une classe très limitée d’hommes riches, et expriment donc naturellement les opinions de cette classe ; et également le fait que, voie royale vers le pouvoir politique et personnel, ils attirent par-dessus ceux qui ont l’ambition de ce pouvoir ». (Wiener 2000)

A l’heure d’Acta et d’Hadopi, l’actualité des analyses de Wiener reste entière : la classe concentrée des producteurs industriels de contenus ne veut pas abandonner ses anciens privilèges, et elle partage avec la classe politique un certain goût du pouvoir sur les masses, caractéristique de l’époque moderne.

De manière également très actuelle, Wiener observait déjà que le marché n’est nullement garant de l’homéostasie des sociétés. Depuis les travaux de la jeune théorie des jeux (Von Neumann et Morgenstern à l’époque), il montrait que les individus ne produisent pas les solutions optimales d’allocation de ressources notamment en raison d’une distribution aléatoire de l’information sur ces ressources. (Dans un travail classique qui lui a valu le Prix Nobel, George Akerlof a montré depuis que ces asymétries d’information ruinent l’optimalité supposée de la concurrence parfaite, cf son travail princeps Akerlof 1970) Aussi Wiener est-il fondé à douter que la fonction sociale d’homéostasie des moyens de communication fait bon ménage avec l’appropriation monétaire et politique de ces moyens, qui est plutôt un facteur de déséquilibre.

Pourquoi penser malgré tout que l’information sera, tendanciellement, libre et gratuite ?

J’ai cité des facteurs technologiques et économiques propre à la numérisation du monde qui, s’ils n’impliquent pas obligatoirement la liberté de circulation des informations, la rendent néanmoins beaucoup plus simple et beaucoup plus distribuée que tous les anciens moyens de communication, donc en dernier ressort beaucoup plus probable.

Mais on peut ajouter un facteur anthropologique bien plus puissant. Celui-ci se déduit des résultats obtenus par les sciences de l'évolution, de la cognition et du comportement depuis quelques décennies.

La survie de tout organisme et de toute société d’organismes repose sur la circulation d’information, comme l’observe Wiener – même des organismes simples comme les bactéries interprètent des signaux chimiques de déséquilibre. Or, l’être humain, doté d’un système nerveux consommant une importante énergie utile, a été qualifié d’hypersocial : il forme des groupes élargis, qui s’étendent très au-delà de la proximité génétique ; il produit une évolution culturelle bien plus rapide que l’évolution biologique ; il s’adapte aux pressions écologiques et biologiques de son milieu naturel par l’intermédiaire un milieu technique de plus en plus complexe. Ces différents traits caractérisent l’évolution humaine. Tous reposent en dernier ressort sur une circulation accélérée de l’information par rapport aux autres organismes.

L’évolution culturelle et technique, dont tous les observateurs s’accordent à dire qu’elle distingue l’humain des autres animaux par sa rapidité et son ubiquité, n’est possible que si notre espèce est génétiquement et neurologiquement disposée à l’entreprendre. D’innombrables travaux empiriques suggèrent que nous sommes ainsi programmés à l’évolution culturelle : par exemple, les neurones-miroir nous permettent de produire spontanément des théories de l’esprit et de l’action en observant simplement nos semblables, le cerveau de l’enfant humain ne se développe pas s’il est privé d’informations à certains stades critiques, l’activité principale des groupes humains les plus simples (tribus de chasseurs-cueilleurs) est le « gossip », ce commérage étant une forme primitive du réseau social permettant de capter de tous les signaux pertinents. (Sur l’évolution culturelle, voir par exemple des synthèses chez Boyd et Richerson 1985, Donald 1999, Dunbar, Knight et Power 1999, Plotkin 2002).

Pour le dire autrement, la libre copie des informations présentes dans le milieu naturel, social ou culturel soutient depuis son origine le développement humain, qu’il soit individuel ou collectif. Aux capacités d’imitation déjà présentes chez les autres primates sociaux et surexprimées chez l’humain s’ajoutent des capacités de compréhension et modification des informations imitées : notre culture est à la fois mimétique, symbolique et théorique. Le mot que Newton reprend à Bernard de Chartres – « s'il m'a été donné de voir un peu plus loin que les autres, c'est parce que j'étais monté sur les épaules de géants » – ne s’applique pas qu’aux génies, mais à tout individu dont le développement cognitif dépend de l’appropriation spontanée de toutes les informations présentes dans son milieu.

L’esprit humain est un système à copier l’information ; les moyens de communication sont une extension de cette disposition innée.

De là un statut très particulier de l’information, que Richard Dawkins a exprimé en forgeant le concept de « mème » par analogie avec les gènes : l’évolution biologique est guidée par la transmission horizontale et (surtout) verticale des unités de programmation élémentaires que sont les gènes ; l’évolution culturelle est guidée par la transmission verticale et (surtout) horizontale des unités d’information élémentaires que sont les mèmes (Dawkins 1976). « L’information veut être libre » au sens où nos cerveaux sont programmés à la répliquer, de manière différentielle selon l’intérêt que nous y portons. Depuis le feu, la roue ou l’écriture jusqu’au best-seller, au tube ou au blockbuster, il suffit que les humains soient en contact les uns des autres pour que des informations circulent d’esprit en esprit, certaines avec une grande rapidité compte-tenu de l’utilité ou du plaisir qu’elles procurent à leurs émetteurs et récepteurs. (Un autre paradigme que le mimétisme, aboutissant au même constat, est celui de la contagion, cf. par exemple Sperber 1996 ; voir cependant les critiques de Henrich, Boyd et Richerson 2008 pour un modèle pluraliste de la transmission culturelle).

Les journaux, les livres, les musiques, les jeux ou les films ne sont pas de simples informations, mais des agrégats complexes d’information. Cela ne change pas fondamentalement leur statut ni notre disposition à leur égard : nous les partageons spontanément dans notre cercle de socialité primaire (famille, amis, proches) lorsque nous les apprécions, nous le faisons dans le cercle élargi de la socialité numérique puisque leur numérisation le permet pour une dépense quasi nulle de temps et d’énergie.

Résumons : anthropologiquement, technologiquement et économiquement, les conditions sont réunies pour que l’information devienne massivement libre et gratuite – ou le redevienne, puisque seule une courte parenthèse de l’époque moderne a prétendu imposer une propriété sur cette information. « Imposer » car la question est purement politique : depuis deux siècles, l’État a accordé un monopole temporaire d’exploitation à certains créateurs d’information en vue de leur garantir un revenu. On observe qu’avant cette intervention de l’État (et après la diffusion de l’imprimerie), le mouvement spontané a été la « contrefaçon », en réalité la réplication maximale de l’information, tout à fait conforme à ce que l’on peut attendre d’une société humaine.

Dans ce monopole décidé et imposé par les pouvoirs publics s’est engouffrée une chaîne d’exploitation privée de la rareté artificiellement produite sur l’information. Cette solution affronte aujourd’hui ses limites car la numérisation a restauré le caractère spontané, simple et universel de la circulation d’information (la complexité est désormais dans les machines et les tuyaux, qui n’ont pas de problème particulier car ce sont des biens matériels rivaux pour lesquels la propriété est mieux adaptée). Il est légitime que des créateurs espèrent un revenu de leur travail, mais si la solution trouvée pour ce revenu aboutit à la criminalisation des masses, la non-assistance à populations en danger, l’obstruction ou l’exclusion des moyens de communication, on peut dire sans grand risque d’erreur que cette solution n’est pas viable à long terme pour la société qui l’adopte.

Références citées : Akerlof G (1970), The Market for "Lemons" : Quality Uncertainty and the Market Mechanism, Quarterly Journal of Economics, 84, 3, 488-500 ; Boyd R, PJ Richerson (1985), Culture and the Evolutionary Process, Chicago University Press ; Dawkins R (1976), The Selfish Gene, Oxford University Press ; Donald M. (1999), Les origines de l'esprit moderne, DeBoeck ; Dunbar R, C Knight, C Power (1999), The Evolution of Culture, Edinburgh University Press ; Henrich J, R Boyd, P. J. Richerson (2008), Five Misunderstandings about Cultural Evolution, Human Nature, 19, 119–137 ; Plotkin H (2002), The Imagined World Made Real. Toward A Natural Science of Culture, Penguin ; Sperber D (1996), La contagion des idées, Odile Jacob ; Wiener N (2000, 1948, 1961), Cybernetics, MIT Press.

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