Le degré infini de l'écriture

Bien que répondant à une disposition naturelle au langage, inscrite dans nos gènes et neurones, la langue est une invention – certes d’un genre particulier, collective et chaotique, sans coordinateur ni administrateur, sans aucune idée préconçue d’un dessein précis ou d’un résultat final, mais une invention tout de même. Tout mot, tout symbole a été inventé un jour ou l’autre, avant de se répandre. La plupart des langues parlées dans l'histoire ont disparu, remplacées par d’autres.

L’écriture est elle aussi, et plus évidemment encore, une invention. Associée à un geste et une technique, elle a multiplié les signes et les supports. On observe mieux les inventions de la langue grâce à l’écriture, on situe la période où elles sont proposées, employées, officialisées. Par exemple, en 1557, Robert Recorde invente le signe « = » qui se répand depuis. Alphabets et idéogrammes sont restés, mais beaucoup de modalités d’écriture ont disparu, remplacées par d’autres. J’ai évoqué cette question ici.

Langue et écriture sont des inventions d’un genre particulier, produisant une boucle rétroactive : elles expriment l’esprit en même temps qu’elles le produisent. C’est la raison pour laquelle il n’est pas si difficile de les inscrire dans une analyse évolutionniste : ce genre de boucle rétroactive produit facilement une « course en avant ». En l’occurrence, la maîtrise et la manipulation de l’information (langue, écriture) à des fins pragmatiques ou référentielles ont ajouté dans l’histoire de l’espèce humaine un niveau de sélection sociale, cognitive et culturelle à la sélection naturelle et sexuelle, la nouvelle potentialisant l’ancienne.

Langues et écritures expriment et produisent l’esprit, mais aussi le monde. Non pas le réel tel qu’il est, indépendant de la présence humaine dans ses lois, mais le monde tel qu’il est vécu et transformé par cette présence humaine.

Ayant ces pensées à l’esprit et lisant les réflexions toujours stimulantes du physicien Freeman Dyson, je tombe sur ce passage : « Nous entrons rapidement dans l’ère post-darwinienne, lorsque les espèces n’existeront plus et que les règles du partage open source s’étendront de l’échange de logiciels à l’échange de gènes. Alors l’évolution de la vie redeviendra communautaire, comme elle l’était au bon vieux temps, avant l’invention des espèces séparée et de la propriété intellectuelle » (Dyson 2009).

Dyson considère que les biotechnologies vont connaître au cours de ce siècle la même démocratisation que les infotechnologies. Quand John von Neumann pensait à l’avenir des ordinateurs, dans les années 1950, il voyait une poignée d’immenses machines centralisées, au service des Etats et de quelques firmes multinationales. On connaît la suite : les années 1970 ont détruit cette prospective et lancé l’ordinateur personnel. Donc pour Dyson, les biotechs suivront un semblable destin. La lente évolution darwinienne qui transmet des gènes de manière verticale dans des espèces « propriétaires » va être remplacée par une évolution technologique qui les fait circuler de manière horizontale, comme ce fut (et c’est) encore le cas dans le monde bactérien. (Les transposons ou éléments transposables sont les plus connues de ces séquences génétiques qui bondissent d’un génome à l’autre ; notre génome humain est plein de ces insertions agrégées par transfert horizontal puis transmises verticalement.)

J’ignore si la prédiction de Dyson aura plus de succès que celle de Neumann. Son propos m’intéresse parce qu’il rappelle l’ubiquité des notions d’information, de langage et d’écriture. C’est évident pour le vivant : depuis Schrödinger, la métaphore du « code » domine les représentations et les explorations des organismes au niveau moléculaire et cellulaire. Quand les chercheurs utilisent massivement la bioinformatique dans leur quête actuelle des « -omes » (génome, épigénome, métabolome, protéome, etc.), ils décomposent au fond des flux d’informations élémentaires par lesquels s’écrit la vie. Dans une perspective de Nature, Paul Nurse soulignait que la biologie de l’avenir a besoin de cette pensée de l’information et des circuits logiques pour intégrer ses connaissances dans une approche systémique du vivant, de l’échelle moléculaire à l’échelle phénotypique (Nurse 2008).

On pourrait faire exactement le même genre de réflexion sur une autre grande promesse du siècle, les nanotechnologies. Elles concernent la matière (vivante ou non) à un niveau plus élémentaire encore d’observation, de modélisation et de manipulation, celui des atomes et des particules subatomiques. Comme les biotechnologies, elles se couplent aux technologies de l’information pour détecter et transférer des signaux. Quand il voulait faire comprendre le potentiel des nanotechnologies (n’ayant pas encore ce nom) à son public, Richard Feynman choisissait spontanément un projet d’écriture : « Pourquoi ne pas écrire les 24 volumes de l’Encyclopedia Brittanica sur une tête d’épingle ? ». Et le reste de son exposé, allant de la physique à la biologie en passant par la chimie, consiste à placer l’infiniment petit dans cette logique d'écriture (Feynman 1959).

Sous un certain angle, ces diverses inventions du XXe siècle peuvent être vues comme des métamorphoses et des extensions prodigieuses de l’écriture née dans les grandes cités babyloniennes, égyptiennes et grecques – infotechnologie et écriture numérique, biotechnologie et écriture vivante, nanotechnologie et écriture matérielle.

Elles révèlent alors ce dont l’écriture était porteuse dès son origine, retrouvant un diagnostic (critique) fait par Heidegger sur l’histoire du logos et de la métaphysique. L’écriture a véhiculé (et véhicule encore) la pensée narrative ou pensée mythique, présente dans la parole et avant elle dans le geste de nos ancêtres les plus lointains (peut-être déjà les Homo erectus), retrouvée et réinventée à chaque génération dans la fiction (notre goût pour les histoires). Mais l’écriture a également produit la naissance de la pensée analytique ou pensée théorique, qui est destinalement une maîtrise du monde par le mot (le concept, la catégorie, la relation, la signification, etc.). Il me semble que les nouvelles écritures infotechnologiques, biotechnologiques et nanotechnologiques accomplissent ce destin-là.

Lire ce texte comme une fiction ou comme une analyse, cela ne dépend pas de son auteur.

Références citées : Dyson F (2009), La vie dans l’univers, Gallimard ; Feynman R (1959), Plenty of room at the bottom, conférence à l’APS, Caltech ; Nurse P (2008), Life, logic and information, Nature, 454, 424-426.

1 commentaire:

  1. Terrine de sanglier24 avril 2010 à 21:24

    Il faut se méfier de la langue; par exemple moi je dis souvent pétasse connasse etc.., ce qui m'épingle immédiatement comme misogyne...

    alors que je suis incapable de comprendre empiriquement à quoi peut correspondre la misogynie.

    c'est pourquoi je me méfie de la psychanalyse qui croit déceler des réalités dans des mots.

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