La conjuration des épiciers et des policiers (ACTA, suite pascalienne et voltairienne)

La version consolidée du texte de travail du traité ACTA (accord commercial anti-contrefaçon) vient finalement d’être publiée par la Commission européenne (21 avril 2010), juste après le round de négociation en Nouvelle-Zélande. Cette publication de travaux jusqu’alors tenus screts, au mépris du droit de tout citoyen d’accéder aux documents administratifs, réglementaires ou légaux, fait suite à une pression internationale venue d’Internet, relayée par un vote du Parlement européen exigeant la transparence sur les tractations en cours.

A ce stade, juste deux observations de principe.

D’abord, l’ACTA ne répond pas à une nécessité, mais à une visée hégémonique. Outre l’Organisation mondiale du commerce, il existe depuis 1967 une Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI / WIPO) qui représente 192 Etats et qui a produit 24 traités internationaux. L’OMPI est déjà critiquée pour sa gouvernance mondiale non-démocratique, l’ACTA aggrave encore la situation. Cet accord est une « entente cordiale » d’une poignée de pays riches et industrialisés, dont les décisions ne procèdent d’aucun débat réel sur les conditions de l’innovation et sur le partage de ses bénéfices économiques, sociaux ou culturels.

La chronologie d’Acta rappelle cette évidence. Les premières cogitations devant aboutir à l’accord ont eu lieu en 2004 lors du Congrès global de Bruxelles pour combattre la contrefaçon. Le Congrès en question parle pudiquement d’une « collaboration publique privée unique » pour expliquer la présence d’acteurs privés dans sa co-organisation, en l’occurrence les lobbies industriels comme l’International Trademark Association ou le Global Business Leaders Alliance Against Counterfeiting. On avait cru comprendre depuis un certain temps que le politique ne servait plus guère aux arbitrages et équilibres locaux en vue d’un bien commun ; mais qu’il devienne si visiblement l’agent d’excécution des intérês privés confine au grotesque.

La poignée d’Etats qui a matérialisé cette intitiative en lançant le processus ACTA à partir de 2007, Etats au premier rang desquels on trouve les Etats-Unis et l’Union européenne, vise à l’évidence à court-circuiter une OMPI où les pays pauvres ou émergents pèsent trop lourd à leur goût. Cet unilatéralisme n’est pas sans rappeler dans un autre domaine la disqualifiation progressive de l’ONU quand certaines coalitions occidentales jugent nécessaires de mener des guerres punitives.

Ensuite, l’ACTA ne sera pas applicable dans le domaine culturel et numérique. Pas plus que les précendents accords ou traités ou réformes formant les étapes de la guerre absurde du copyright. Dans l’histoire humaine, un contenu culturel, intellectuel ou informationnel a toujours pu être copié, prêté, donné : et pour cause, circuler d’esprit en esprit est sa raison d’être. Le numérique rend cette circulation accessible en un clic : il n’y a aucun « vol » dans ce geste, il s’agit du partage d’une création que l’on apprécie au moyen d’une technologie nouvelle justement destinée à ce partage.

Les revenus du créateur et de son producteur pourront de moins en moins provenir du contenu numérique lui-même, d’autres modèles économiques sont à inventer. Prétendre le contraire revient inexorablement à dire : nous allons désormais surveiller étroitement chaque individu à seule fin que tout bien culturel soit réduit de force au statut de bien marchand confiné dans un terminal ; nous allons détruire la raison d’être du réseau Internet (donner accès aux contenus d’information, de culture et de connaissance), à seule fin de le transformer en une sorte de supermarché rempli de vigiles.

Cette perspective orwellienne doit être dénoncée pour sa stupidité, sa médiocrité et sa dangerosité. Et elle devrait être dénoncée au premier chef par les créateurs eux-mêmes.

Face à la conjuration des épiciers et des policiers, je laisse à Pascal et Voltaire le soin de conclure. Peut-être que le monde du livre, à la mémoire plus ancienne que ceux du cinéma ou de la musique, sera plus accessible à certaines évidences.

« Certains auteurs parlant de leurs ouvrages disent :mon livre, mon histoire, mon commentaire’. Ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue et toujours unchez moi’ à la bouche, ils feraient mieux de dire :notre livre, notre commentaire, notre histoire’, vu que, d'ordinaire, il y a en cela plus du bien d'autrui que du nôtre. »
Pascal (Pensées)

«  Il en est du livre comme du feu de nos foyers : on va prendre ce feu chez son voisin, on l'allume chez soi, on le communique à d'autres et il appartient à tous. » 
Voltaire (Lettres philosophiques)

A lire sur le nouvel épisode ACTA : ZDNet, Quadrature du net, Numerama.

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