Auto-édition, micro-édition, wiki-édition… potentialités du livre numérique

Avantine, Authorhouse, Book Surge, Book Publisher, Infinity, IUniverse, Lluma Press, Lulu, Rosedog, Tradefford, Virtual Bookworm, Xlibris… ce sont quelques-unes des maisons d’auto-édition en format papier qui ont fleuri depuis le début des années 2000, d’abord aux Etats-Unis puis sur le Vieux Continent. Le phénomène n’est certes pas nouveau, mais l’Internet lui a donné un second souffle puisque tout y est facilité : l’auteur dépose son texte, choisit sa mise en page, bricole sa couverture, précise le nombre d’exemplaires et reçoit peu après paiement sa livraison, qu’il peut essayer d’écouler en vente directe ou vente en ligne.

Le numérique, avant de produire le livre électronique dont nous observons l’essor, avait investi massivement dès les années 1980 la chaîne de production du livre : logiciels de traitement de texte, de mise en page, de graphisme, puis matériels d’impression numérique permettant de très petits tirages (un à 500 exemplaires) pour lesquels l’impression offset, a fortiori les rotatives, ne sont pas du tout adaptés. L’auto-édition est le symptôme parmi bien d’autres de la démocratisation des moyens de production informationnelle (ce que Yochai Benkler a nommé « l’économie sociale de l’information en réseau »).

Malgré les problèmes critiques de diffusion d’un livre papier, l’auto-édition a rapidement progressé. Aux Etats-Unis, où le mouvement est plus avancé qu’en Europe en raison notamment de la concentration extrême du réseau des librairies, l’auto-édition papier (incluant l’impression à la demande de livres non disponibles sur le marché) a dépassé en 2008 l’édition à compte d’éditeur en nombre de nouveaux titres (285.000 contre 275.000 nouveautés, source Figaro).

On peut pronostiquer que le phénomène va s’accentuer à mesure que le livre numérique progressera et s’imposera comme nouveau standard de lecture. La raison en est très simple : la disparition du papier affaiblit un peu plus encore le coût fixe de production d’un livre (dont le coût marginal de reproduction et diffusion est nul ou quasi-nul). C’était un des principaux arguments des éditeurs – prendre le risque financier d’une production coûteuse – en même temps qu’un des principaux freins des auteurs – devoir investir tout de même quelques milliers d’euros pour quelques centaines d’exemplaires papier.

Concrètement, l’auteur numérique peut désormais produire son livre pour presque rien et le déposer sur les nombreuses plateformes de distribution existantes (et plus nombreuses encore à naître, vu les annonces qui fleurissent de partout). Comme le coût fixe a considérablement diminué, et que les nouveaux modèles d’agence des diffuseurs en ligne accordent 70 % de royalties à l’auteur (au lieu des 10 % consentis par l’éditeur), ces auteurs numériques auront toute latitude de fixer un prix très faible pour leur livre. Ou même un prix nul s’ils visent avant tout un gain en notoriété leur permettant, en cas de succès, d’envisager un nouveau livre dans de meilleures conditions économiques. La plupart des auteurs cherchent l’attention plus que l’argent, la réputation plus que le retour sur investissement.

On objecte à cela que la qualité des livres auto-édités est très médiocre et leur échec assuré.

D’abord, contrairement à une idée reçue, l’auto-édition ne condamne pas à l’échec : en France, Uderzo et Claire Bretecher ont auto-édité des œuvres vendues en millions d’exemplaires. Marc-Edourd Nabe vient d’auto-éditer son dernier roman qui se vend, semble-t-il, très bien. Et des auteurs célèbres (Kipling, Thoreau, Wilde, Pound, etc.) l’ont pratiquée. Ce qui était vrai en format papier le sera encore en format numérique.

Ensuite, il importe peu que 90 % ou même 99 % des livres auto-édités soient médiocres et ne séduisent que très peu de lecteurs. Le modèle devient  très séduisant pour l'apprenti-auteur si 10 ou même 1 % de ces livres sont de bonne qualité et connaissent le succès. On peut parier que le premier best-seller auto-édité et purement numérique aura un puissant effet de contagion. Et pour la multitude, avoir quelques dizaines ou centaines de lecteurs est de toute façon une récompense symbolique très suffisante au désir de reconnaissance. Ecrire pour une niche plutôt que pour une masse deviendra une évidence à mesure que la masse se disloque en niches, justement, c'est-à-dire à mesure que la socialisation et la réputation numériques déconstruisent l'appartenance symbolique produite par l'Etat et les massmedias (la masse) pour construire des petites communautés en réseau.

Enfin, le numérique produira sans doute des phénomènes plus intéressants que l’auto-édition, sous la forme de la micro-édition et de la wiki-édition.

Dans le premier cas (micro-édition), un groupe de personnes travaillent ensemble pour remplir la fonction classique de l’éditeur : sélection, amélioration, correction et mise en page des manuscrits. Le numérique facilite énormément les choses : quatre ou cinq passionnés peuvent monter une petite structure commerciale ou sans but lucratif, et éditer à un rythme libre des ouvrages de qualité honorable dans leur spécialité. Dans le second cas (wiki-édition ou socio-édition), un réseau social de plusieurs milliers à millions de personnes peut remplir le rôle de l’éditeur, c’est-à-dire exploiter l’intelligence collective, le travail collaboratif, les liens affinitaires et le crowd-sourcing pour faire émerger (et progresser) des textes intéressants dans leurs genres respectifs.

Conclusion : à l’ère de Turing, les méchants « pirates » ne sont certainement pas le seul souci des éditeurs établis à l’époque de Gutenberg. L’économie de l’information en réseau affaiblit par sa nature même les logiques industrielles nées à l’époque où les coûts fixes de production-diffusion de contenus étaient énormes, donc centralisés. C’est particulièrement vrai pour le texte, dont le traitement (fond et forme) est toujours moins coûteux que celui de la musique ou de l’image. L’aventure du livre continue. Mais ses nouveaux aventuriers sont déjà ailleurs que dans les bureaux feutrés des éditeurs en place…


Post-scriptum : au moment où je corrige quelques fautes de cet article, je vois s’afficher une publicité «SFR jeune talents» pour un concours visant à « révéler des artistes ». C’est bien sûr un autre aspect des évolutions à venir, nettement moins intéressant à mon goût mais tout aussi inquiétant pour les éditeurs. N’importe quel industriel, à commencer par ceux participant à l’infrastructure physique du réseau, utilisera dans sa communication le prestige associé à la création littéraire et artistique pour développer des concours et du mécenat, donc faire émerger des talents par des voies parallèles à celles des producteurs traditionnels de contenus. Ce système de mécénat sera en partie un retour à la normale, puisqu'avant l'invention récente du droit d'auteur et de la propriété intellectuelle, tous les créateurs vécurent soit d'une fortune personnelle, soit du soutien de mécènes. (Voir par exemple à ce sujet la section 2 d'Arnold Plant, 1934, The economic aspects of copyright in books, Economica, 167-195, texte célèbre d'un économiste qui mettait déjà en garde ses contemporains sur les limites de la propriété intellectuelle et de l'édition industrielle modernes.)

2 commentaires:

  1. Bonjour
    Merci pour cette article. Je partage d'ailleurs votre analyse sur bien des points. Même si personne ne peut prédire l'avenir, nous pouvons quand même essayer de tracer les grandes lignes et les grandes orientations possibles.
    Je ne partage pas entièrement votre analyse sur le fait que quelques personnes peuvent dans un futur pas aussi éloigné que cela remplir le rôle d'un éditeur. Non pas que cela ne soit pas faisable - mais à mon sens très - trop compliqué. En disant cela - je pense notamment à la partie technique du processus (mise en ligne - création du réseau...). Certes elle s'est terriblement simplifié - mais reste quand même très lourde et chronophage.
    Nous verrons bien en tous ou nous mène l'internet de demain.
    Frédéric

    RépondreSupprimer
  2. Le XVIème siècle était celui de l’humanisme, le XVIIème siècle celui de la dramaturgie, le XVIIIème siècle celui de la Liberté, le triomphe de la raison et de la philosophie, le XIXème, celui des romans et de la poésie, le XXème celui du progrès exponentiel, le XXIème siècle sera celui de l’autoédition, de la liberté et l’indépendance des écrivains…
    Pour moi le livre va toujours rester l’emblème du savoir. Ce sont les supports qui changent. Les lecteurs liront toujours….et le monde est en train de passer du matériel au virtuel. C’est nouveau pour nous, mais comme chaque génération est transitoire.. Ce ne sera que du passé pour les descendants du XXIème siècle… et XXIIème siècle…L’homme a d’abord écrit sur les parois des grottes, sur des obélisques, sur des tablettes de pierre ou d’argile, sur des os, sur des papyrus et pour finir sur du papier. Le livre est né lorsque le support de l’écriture est devenu léger et portatif…. un peu comme les ordinateurs aujourd’hui….Les ancêtres des livres sont des tablettes en argile. Les parchemins, les feuilles, les bambous, partout dans le monde à travers les différents continents, les différents supports changent mais le savoir est toujours là, il circule et se confond avec d’autres savoirs…et à l’heure de l’autoédition libre et du numérique, nous sommes une génération charnière qui vivons une longue révolution culturelle grâce à Internet !

    RépondreSupprimer