Racine, Google et l'avenir du livre

En achetant le livre de Bruno Racine, Google et le nouveau monde (Plon, 2010), je nourrissais une certaine appréhension. Son auteur est président de la Bibliothèque nationale de France depuis 2007. Son précédesseur à ce poste, Jean-Noël Jeanneney, avait écrit dans le passé sur Google des propos que j’estimais d’une consternante bêtise et je craignais donc que la fonction de conservation du patrimoine écrit national n’obligeât à une espèce d’anti-googlisme de principe.

Il n’en est rien, non seulement ce livre court et concis se lit agréablement, mais son propos est fort balancé et va bien au-delà du cas Google. Racine se montre très ouvert à la numérisation du livre en général et pose d’emblée que le processus, largement engagé, provoquera à courte échéance des bouleversements culturels, économiques et juridiques du même ordre que ceux issus de l’invention de l’imprimerie. Dans un pays ayant la fâcheuse habitude d’appeler « exception culturelle » son aveuglement satisfait aux évolutions du monde, il est sans doute utile que le plus haut responsable de notre mémoire imprimée mette ainsi les points sur les i : « Il n’est pas de document écrit qui n’ait vocation à devenir accessible un jour sous forme numérique. Ce point est capital. Pour les jeunes générations et celles qui suivront, l’écran est la porte d’entrée naturelle du texte ».

Ainsi peut-on, selon Bruno Racine, « envisager comme une hypothèse plausible à vue humaine que la version électronique sera demain considérée comme la norme – à l’instar de la production scientifique – et que la forme papier ne sera plus fournie qu’à la demande ». Le livre survivrait comme produits de poche à très bas coûts, objets de luxe et surtout tirages unitaires répondant à des besoins spécifiques. Bruno Racine raconte son étonnement dans la grande librairie de Stanford face à « l’Expresso du livre » installé par Google : vous commandez sur Internet un ouvrage introuvable et il s’imprime sous vos yeux pour un coût assez modeste. De quoi donner des idées pour les librairies de demain… en attendant qu’après-demain le joujou soit installé dans votre foyer !

Bien loin de l’habituelle caricature de Google en grand méchant agent du monopole et de l’américanisation, le propos de Racine rappelle le rôle d’avant-garde joué par la firme californienne dans cette absorption de Gutenberg par Turing. En s’associant avec les plus prestigieux fonds américains, mais aussi européens (comme la Bodleian d’Oxford ou la Complutense de Madrid), en mettant sa force de frappe matérielle, logicielle et humaine au service de son projet à dimension universelle, Google a permis d’industrialiser la numérisation du livre à une échelle encore difficilement imaginable au début des années 2000. Sous peu s’installera à Lyon, comme en plein d’autres points du monde, une unité chargée de la numérisation des 500.000 ouvrages du domaine public de la bibliothèque de cette ville (la deuxième en richesse du fond), qui a passé un partenariat avec Google en 2008. Le géant du net est devenu du même coup un aiguillon permanent de ses compétiteurs publics et privés. « D’une manière générale, ce sont tous les intermédiaires qui sont interpellés : les autorités du savoir, universitaires ou bibliothécaires, les éditeurs, les libraires. À leur égard, Google joue le rôle d’accélérateur parfois brutal d’évolutions inéluctables et qui vont toutes dans le sens de l’instauration d’un accès direct aux contenus ».

Hélas, le chapitre consacré à Europeana – réponse européenne à Google bricolée rapidement en 2005 et devenue depuis une usine à gaz où le livre a été rejoint par d’autres éléments du patrimoine numérisable – montre que les revanchardes déclamations politiques et les louables efforts de coordinations nationales se révèlent autrement moins efficaces. On en arrive ainsi en page 108 à un étonnant aveu (« les chiffres de connexion [à Europeana] sont mal connus », soit dit en passant une scandaleuse opacité pour une initiative publique), suivi d’une terrible précision : les connexions à Gallica (la bibliothèque numérique française) en provenance d’Europeanna sont à la fin 2009 « inférieures à 3000 par mois, trente fois moins qu’en provenance de Google » ! Autre détail révélateur : « Vous ne trouverez pas Goethe en allemand sur Europeana (…) En revanche, le texte original est depuis longtemps accessible sur Google Livres ».

La question n’est évidemment pas de blâmer les efforts publics – Gallica offre tout de même 900.000 documents numérisés début 2010, dont 145.000 livres du domaine public, ce qui est très honorable –, mais de rappeler que le travail de Google concerne autant le patrimoine livresque européen qu’américain, déjà parce que les grandes universités américaines sont connues pour l’importance de leurs fonds en provenance du Vieux Continent.

Bruno Racine explique également que le fameux problème des droits d’auteur, ayant valu à Google des procès aux États-Unis et en Europe, provient du choix initial et volontaire de la « numérisation de masse », indispensable pour satisfaire l’accord avec les bibliothèques universitaires, mais rendant impossible le tri sélectif des œuvres selon leur régime de propriété. Et l’on apprend qu’en fait, ce tri est problématique partout : on estime ainsi que près de 40 % des œuvres produites depuis la fin du XIXe siècle sont probablement « orphelines », c’est-à-dire théoriquement protégées par un droit d’auteur mais sans que l’on sache au juste qui est l’ayant-droit vivant. De tels faits illustrent parmi bien d’autres l’absurdité du régime actuel de la propriété intellectuelle : privatisant l’exploitation des œuvres jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur, il prive tout le monde de leur libre-accès et condamne la plupart des ouvrages oubliés à vieillir dans des bibliothèques inaccessibles. Ceux qui – éditeurs français en tête – accablent la rapacité de Google et ses arrière-pensées commerciales sont les premiers à protéger becs et ongles ces droits d’auteur indispensables à leur chiffre d’affaires. Mais un tel système, qui se justifiait en invoquant les coûts et risques économiques élevés du papier, est condamné à s’effondrer à l’ère de l’abondance numérique. (Ce que Bruno Racine ne dit évidemment pas, mais ses incitations aux « adaptations nécessaires » de la chaîne du livre me permettent de glisser cette incise…)

Il y a plein d’autres choses à découvrir dans le petit essai du président de la BnF, sur les problèmes de conservation, sur les urgences de la numérisation pour certains éléments du patrimoine en voie de disparition, sur les arrangements juridiques en cours entre Google et les éditeurs, sur le travail nécessaire de classement des livres numérisés (et sur la manière dont le web participatif y contribuera).

De sa conclusion, j’extrais cette observation concernant la prospective à court terme sur l’avenir du livre papier : « Le triomphe absolu du livre numérique et des nouveaux acteurs n’est pas du tout inconcevable (…) Il serait imprudent de l’exclure si les acteurs traditionnels se cramponnent à des modèles battus en brèche et restent dispersés face aux géants de l’Internet, qui auraient d’ailleurs la capacité de les absorber en n’en conservant que les compétences dont ils sont dépourvus aujourd’hui ». Google éditeur, c’est pour demain, comme Amazon le devient aujourd’hui. Tous les auteurs ne resteront pas insensibles à des éditeurs numériques leur reversant 70 % de droits tout en garantissant une accessibilité immédiate et universelle de leur livre…

À cette équation, il faut aussi ajouter le comportement futur des lecteurs, que Bruno Racine n’évoque nulle part. Car si le livre numérique est artificiellement maintenu dans un prix élevé que ne justifie plus son mode de production et de diffusion, le piratage ne s’en trouvera que stimulé. Les enquêtes citées par Racine montrent que les lecteurs attendent en moyenne un prix 50 % moins cher pour un livre numérique que pour un livre papier. Et à mesure que Google, Gallica et d’autres diffuseront des millions de livres gratuits issus du domaine public, à mesure que de nouveaux auteurs auto-édités et auto-diffusés par des procédés de plus en plus accessibles joueront la quasi-gratuité pour tenter de gagner un lectorat le plus large possible, il ne fait guère de doute que ce prix attendu ne fera que chuter. Pour tendre vers sa limite naturelle : zéro.

2 commentaires:

  1. En complément : "La Méthode Google", de Jeff Jarvis, très intéressant.

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  2. Je l'ai sous les yeux, il est à mon programme! Que de livres... papier :D

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