Penguin et les luddites

John Makinson, président de Penguin Books, a présenté dans la semaine quelques nouveautés prévues pour l’iPad. On peut regarder sur paidContent les vidéos de son intervention et, surtout, des exemples d’un livre pour enfant ou d’une encyclopédie d’anatomie. Makinson envisage une partie des publications numériques de son groupe comme des applications plutôt que des livres, embarquant massivement l’audio, la vidéo, le streaming et des liens Internet. Ce qui présente le double avantage de justifier le prix d’un contenu payant (par rapport au format simple d’un epub) et de décourager le piratage (comme pour les jeux, en raison d’une programmation plus complexe).

Quand on réfléchit à l’avenir numérique du livre, le roman vient souvent en tête. Mais celui-ci ne représente qu’une partie du chiffre d’affaires de la profession (en France, 25%, CNL-Ministère de la Culture 2010). Les livres pédagogiques, scientifiques et parascolaires (14%), les guides pratiques et loisirs (13%), les livres de jeunesse (12%), les manuels scolaires (9%), les BD et comics (9%), les dictionnaires et encyclopédies (8%) forment en cumulé un ensemble bien plus vaste. Dans bien des cas, leur contenu comme leur parcours seront réinventés avec le numérique.

Évidemment, on peut aborder le livre numérique avec des dispositions nettement moins enthousiastes. Surtout en France, le pays qui râle par essence et par excellence. Au Salon du Livre, le collectif Livres de papier a diffusé un tract de « Défense des bibliothèques et du livre ». On y lit notamment (Bellaciao) :

« La logique de la numérisation a besoin de chevaux de Troie (telles les bornes de cette bibliothèque ou les puces RFID servant à tracer chaque livre), pour s’insinuer au cœur de la chaîne du livre : les magnats de l’édition électronique (qui sont parfois aussi marchands d’armes) rêvent de profits colossaux grâce à la numérisation intégrale des fonds papier, sans se soucier des éditeurs et libraires, mais aussi correcteurs, imprimeurs, diffuseurs, etc. qu’ils fragiliseront puis démantèleront sans coup férir. Le livre électronique, que les industriels tentent de nous imposer depuis plusieurs années (pour l’instant sans réel succès), vise à transformer le monde de l’écrit en société du zapping numérique généralisé. » (…)

Observations. Le livre numérique détruira des emplois, mais il en créera d’autres, comme toutes les mutations technologiques (la complainte du copiste face à l’imprimeur est aussi vieille que le livre…) ; tout numérique qu’il soit, un livre a besoin d’être édité au sens premier du terme (relu, corrigé, réécrit, mis en page, etc.), donc une partie des métiers du livre verra son travail inchangé ; l’épouvantail de la multinationale fait inutilement oublier que l’époque numérique est aussi bien marquée par la démocratisation sans précédent des moyens de production culturelle et cognitive, que ce soit en édition de musique, de vidéo, de logiciel, de presse et de livre ; le livre papier est déjà une industrie concentrée, un oligopole à franges (cf chiffre du CNL ci-dessus, où l’on voit que 1,6% des titres représentent 50,4 % des ventes !) ; les observations dans le domaine le plus avancé de la numérisation (musique) aussi bien que dans les plateformes de diffusion type Amazon montrent que le numérique aboutit à allonger la fin de distribution de la longue traîne en diminuant sa tête, c'est-à-dire concrètement à limiter les parts de marché des gros producteurs concentrés au profit d'une multitude de petits producteurs indépendants (cf. les innombrables données rassemblées par Chris Anderson, La longue traîne, Village mondial, 2e ed., 2009).

« Ainsi, à l’inverse de la démagogie populiste faisant d’Internet le contrepoint populaire des librairies et bibliothèques élitistes, nous pensons que le livre est au cœur des possibilités d’émancipation collective et d’élévation culturelle : les bibliothèques, véritables lieux de mixité où se croisent des hommes et des femmes de tous âges, de toutes classes et de tous horizons, sont un des derniers outils de diffusion et de réappropriation collective des savoirs, là ou le numérique ne fournit que des contenus vidés de leur sens à des individus isolés devant leurs écrans. » (…)

Observations. Bonjour la déformation idéaliste  de la réalité ! Comme tout inscrit aux bibliothèques municipales de Paris, j’observe le comportement des utilisateurs, la plupart sont des usagers isolés qui lisent dans leur coin ou qui passent en coup de vent pour déposer et reprendre des livres ; la déferlante actuelle des réseaux sociaux indique que le besoin de liens propre à l’humain réinvestit sans difficulté le monde numérique ; tout le monde peut venir lire et critiquer mon blog, mais dans la jolie bibliothèque du Marais où je me rends le plus souvent, je perçois mal la « mixité » fantasmée par nos papimanes ; les chiffres disponibles sur le site du Ministère de la Culture (voir chiffres-clé 2009 bibliothèque) indiquent que 93% des sans diplôme et CEP ne vont jamais en bibliothèque, de même que 78% des BEPC, 86% des BEP-CAP, 78% des niveaux bac, alors arrêtons le délire sur la soi-disant réussite de « l’émancipation collective » et de « l’élévation culturelle » des masses dans le monde papier ; il faudrait balayer devant sa porte, camarades, cinq siècles de production Gutenberg n’ont absolument pas aboli les logiques de « distinction » ni l’exploitation du capital culturel et symbolique, bien au contraire.

« Le mythe libéral de l’accès au savoir égal pour toutes et tous, sur lequel surfe la déferlante numérique, oblitère le fait que nul-le ne peut prétendre n’avoir pas accès à suffisamment de livres (il suffit de se rendre dans la moindre bibliothèque pour se convaincre qu’on n’aura jamais le temps d’en lire assez), alors que la question de la connaissance pose en réalité celle de la transmission, c’est-à-dire de l’éducation à l’écrit, revendiquée par tous les mouvements d’émancipation antérieurs à Internet : le réseau nous apprend en fin de compte davantage à glisser à la surface des idées qu’à les comprendre et à savoir s’en imprégner pour penser par soi-même. Le Web et le futur livre numérique permettraient d’accéder à tout !? Mais que lira-t-on alors ? Rien, ou plus probablement rien de ce qui s’apparente aujourd’hui au livre, dans lequel on s’immerge longuement, patiemment et tranquillement, en dehors de la société des flux incessants et tourbillonnants d’e-mail, messages msn et autres textos qui nous happent à chaque instant dans leur propre temporalité. »

Observations. Il est tout à fait exact que la connaissance et l’information sont deux concepts différents, la première étant une organisation de la seconde productrice de sens, mais le support de l’information comme de la connaissance (numérique ou papier) est indifférent à ce constat ; la transmission (c’est-à-dire l’éducation) sera elle-même bouleversée au cours de ce siècle grâce aux nouveaux outils pédagogiques issus du numérique (TICE, jeux sérieux, etc.) ; le web collaboratif est un outil puissant d’auto-organisation des informations par les utilisateurs que les anciens moyens de communication ne permettaient pas (domination des experts et des autorités du savoir établi) ; la nécessité d’immersion dans un récit (roman) ou une explication (essai) ne changera pas sur le livre numérique (mais elle peut être facilitée par des interfaces mieux adaptées aux schémas cognitifs des personnes au cours de leur développement, voir par exemple Penguin) ; il est un peu simpliste de nier la part de responsabilité personnelle des individus qui se contentent du surf et du zap sans rien approfondir, comme si la société pervertissait une tendance spontanée de l’esprit à travailler de longues heures à son propre progrès (la théorie de l’évolution nous suggère le contraire, depuis des dizaines de milliers de générations nous sommes bien plus à l’aise dans la parole et le geste comme « flux » de signaux simples d’échange que dans la lecture et l’écriture comme « stock » de réflexions et impressions à déchiffrer patiemment).

Ce retour des « luddites » est une tendance assez marquée des mouvements contestataires actuels – on l’observe aussi bien dans les « débats » sur les OGM, les nanotechnologies, l’Internet des objets, etc. Une critique politique et historique axée sur la négation des mutations technologiques et la défense d’un statu quo pourtant contraire aux idéaux annoncés (c’est-à-dire un état de la société, de la connaissance et de la culture déjà dominé par l’argent, les inégalités, etc.), j’ai décidément du mal à suivre… Cette fausse conscience utilise n’importe quelle friction (ici monde papier versus monde numérique) pour entretenir une agitation impuissante, souvent autosatisfaite de son verbiage romantico-idéologique et trop paresseuse pour se colleter avec l'examen patient des faits.

Sans moi.

5 commentaires:

  1. Je suis en plein accord avec la majorité de ton billet mais méfie toi des amalgames par trop hâtif et mal informés : la situation n'est pas la même entre les OGMs, les nanotechnologies et le livre électronique... Par exemple un bon nombre des opposants aux OGMs en plein champs sont loin d'être des luddites, il s'agit même souvent de scientifiques bien informés sur le domaine (quand ils n'y travaillent pas eux-même !) et soutenant fréquemment l'emploi d'OGMs dans des situations contrôlées pour la production de substances pharmaceutiques par exemple. Avancer l'argument de la faim dans le monde est hypocrite vu que les causes des famines ne sont pratiquement jamais à rechercher dans un simple défaut de productivité des plants non génétiquement modifiés (et l'introduction d'OGM a déjà ravagé les agricultures en place dans certaines régions, entraînant des dérèglements sérieux).
    Les nanotechnologies bien que pleines de promesse sont également un domaine à surveiller de près : des études ont déjà démontrés des effets nocifs de matériaux dits de nanotechnologie première génération sous certaines formes, les entreprises les plus sérieuses et en pointe du domaine déploient d'ailleurs un luxe de précaution pour contenir ces matériaux sous des formes inoffensives.

    Le livre électronique de son côté ne représente aucune menace physique potentielle, aucun danger direct pour la santé de l'utilisateur. Il vient simplement bouleverser un monde de l'édition fort loin d'être idyllique aujourd'hui !

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  2. "cinq siècles de production Gutenberg n’ont absolument pas aboli les logiques de « distinction » ni l’exploitation du capital culturel et symbolique, bien au contraire"

    Ben ça y a quand même un peu contribué à certaines époques, non ? Avant Pompidou, il y a eu un important essor de l'éducation populaire grâce aux bibliothèques municipales.

    Si aujourd'hui on a une stagnation (voire, une légère régression) des taux de fréquentation des classes les moins diplômées, cela s'explique aussi par une multitude de facteurs (par exemple, le facteur "abrutissement télévisuel" ou "discours anti-intellectuels") qui sont indépendants des limites du système livre-bibliothèque.

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  3. (jedai) OK sur la nécessité d'argumenter dans chaque domaine. Ma conclusion sur les "luddites" faisait écho à une lecture récente sur une certaine technophobie généralisée comme thème émergent de la gauche contestataire.

    (anonyme) OK sur les nombreux facteurs indépendants du livre, à commencer par des facteurs anthropologiques (à savoir que le goût de l'écriture et de la lecture n'a aucune raison d'être uniforme dans une population, à environnement équivalent, pas plus que le goût du sport, de la musique ou de ce que l'on veut), mais aussi des facteurs sociologiques, économiques et médiologiques (la télé comme média globalement débilitant pour l'esprit, en effet). En écrivant sur les "distinctions", je pensais surtout à un certain milieu médiatico-éditorial décrit ailleurs sur ce site. Mais sinon, le livre est un outil d'émancipation, oui, aussi d'émergence et de reconnaissance des talents, indépendamment des origines (dans un système "méritocratique"... idéal).

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  4. Bonjour,
    Un rapide lien vers votre article ici :
    http://terrainouvert.blogspot.com/2010/03/evidemment-quon-lit-des-livres.html

    Sur un autre sujet, mais je pense que ça se rejoint.

    A bientôt

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  5. (Valentin) Merci de votre lien. J'avais vu passer ce sondage Figaro, assez curieusement conçu à mon sens...

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