Le numérique vu du paléolithique

Quand vous manifestez votre enthousiasme pour l’ère numérique, on vous prend parfois pour un croyant. Une sorte de geek simplet, de technoprophète délirant, d’adorateur béat de la machine, d’optimiste incurable ou de progressiste naïf, parfois tout cela à la fois. On vous prête des tas de représentations mentales, qui tournent souvent autour de la même idée centrale : vous croyez que le progrès technique est le moteur de l’histoire et qu’il entraîne automatiquement des progrès dans toutes les activités humaines.

Je dois donc préciser, à toutes fins utiles (et pour le plaisir du débat en tout état de cause), que je ne raisonne pas ainsi. En fait, la base de la plupart de mes réflexions est de nature plutôt anthropologique : je réfléchis en arrière-plan à ce que l’homme est et fait depuis ses origines.

Homo sapiens a été qualifié de diverses manières : espèce consciente, parlante, culturelle, symbolique. Peu importe le mot exact, on doit regarder la réalité qu’il recouvre. Depuis le paléolithique, les individus comme les groupes de notre espèce produisent, diffusent, adoptent et transmettent toutes sortes de biens immatériels – des histoires, des récits, des méthodes, des règles, des idées, des rituels, des procédés, des recettes, des signes, des symboles, des chansons, des refrains, des jeux, etc. Il se trouve que cette propriété d’origine biologique présente des avantages pour notre survie individuelle et collective, quelques milliers de singes paumés dans un coin de savane ayant fini par coloniser la Terre et même l’espace. Il se trouve aussi que nous sommes aidés dans cette survie par le fait que notre cerveau associe (plus ou moins) du plaisir à la découverte de ces biens immatériels. La connaissance, la culture et le divertissement sont des choses que les individus recherchent – chacun avec ses goûts et ses capacités, bien sûr, inutile de se lamenter si certaines choses ont plus de succès que d’autres.

Voilà le genre de très longues perspectives que j’ai en tête lorsque je dois apprécier l’ère numérique. Depuis l’apparition de la parole et l’invention de l’écriture, il me semble que jamais l’humanité n’a bénéficié d’un outil aussi nouveau et aussi puissant pour diffuser les produits de sa pensée, les « biens immatériels » de l’esprit. Même les médias (imprimé, radio, télé) n’étaient que des perfectionnements locaux concernant un certain type de transmission, et l’universalité du numérique se démontre au simple fait qu’il absorbe sans difficulté tous ces anciens médias du texte, du son ou de l’image. (Sans compter pour les esprits portés à la futurologie que des chercheurs travaillent activement à numériser de signaux plus difficiles comme le goût, le toucher ou l’odeur).

En vertu de l’appétence innée de notre espèce pour les produits de l’esprit, les individus cherchent tous les moyens d’y accéder s’ils en sont consommateurs, de les diffuser s’ils en sont créateurs. Il n’y a aucune raison a priori qu’un moyen chasse tous les autres (le contraire s’observe), mais il est évident qu’à une période donnée, la prime va au moyen le plus économe en temps, en énergie et en ressources.

Donc, j’accepte volontiers que mon enthousiasme soit douché, mais il faut alors que mon erreur soit démontrée : que l’on m’explique en quoi le numérique n’est qu’un gadget périphérique pour geek, et non le fondement d’une période très nouvelle de l’histoire humaine, en raison des caractéristiques de notre espèce pensante et de son évolution.

10 commentaires:

  1. Un compte rendu de la soirée HYROK dont tout le monde parle.

    http://billets.domec.net/tag/Hyrok

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  2. Merci du lien. La chair est un autre aspect dont nous avons hérité du paléolithique :D

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  3. -que l’on m’explique en quoi le numérique n’est qu’un gadget périphérique pour geek, et non le fondement d’une période très nouvelle de l’histoire humaine, en raison des caractéristiques de notre espèce pensante et de son évolution.-

    Excellent !!!

    Comme expliquer cet aveuglement.

    Je me permets juste qq mots.

    Votre raisonnement ne tient que parce que vous vous sentez le centre du monde, un moment clé, une période charnière et cruciale (le vous n'est pas personnel, mais concerne notre civilisation d'aujourd'hui et vous en êtes).
    C'est la prétention qui fait le raisonnement.
    Mais depuis l'invention de l'écriture nous n'avons pas beaucoup changé, nous écrivons, lisons, mais surtout mangeons, dormons, et la suite.
    La connaissance est écrite, pour permettre de la conserver, et cela depuis 5000 ans, et les 1 et les 0 n'y changeront rien.
    Par contre vous avez la vanité de penser que ces 1 et 0 change le raisonnement, en fait il ne change que le nombre, et même pas l'économie, il s'agit juste que de loi des grands nombres.

    Et les grands nombres posent beaucoup plus de problème qu'il n'en résolvent, le choix devient impossible, c'est loin d'être un progrès, nous perdons nos capacités face aux grands nombres.

    Le numérique n'est pas un gadget, mais c'est loin d'être ce que vous pensez.

    RLZ

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  4. (RLZ) "depuis l'invention de l'écriture nous n'avons pas beaucoup changé, nous écrivons, lisons, mais surtout mangeons, dormons, et la suite"

    Cela dépend ce que vous entendez par là : biologiquement, nous n'avons pas tellement changé depuis 200.000 ans ; culturellement, la vie d'une tribu de chasseur cueilleur et celle d'un citadin de métropole n'est pas exactement la même.

    Les grands nombres permettent justement des propriétés intéressantes d'Internet. Par exemple, sans Internet, 6 milliards d'humains ne pouvaient pas faire émerger une encyclopédie de plusieurs millions d'articles en plusieurs dizaines de langues (Wikipedia) ; avec Internet, il a fallu quelques années.

    Sinon, je vois le numérique comme une adaptation du/au grand nombre, justement (qu'il n'a pas créé, le boom démographique est antérieur, mais auquel il répond). Internet n'est pas un média de masse, c'est un support dans lequel la masse se dissout en d'innombrables réseaux affinitaires.

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  5. -Par exemple, sans Internet, 6 milliards d'humains ne pouvaient pas faire émerger une encyclopédie de plusieurs millions d'articles en plusieurs dizaines de langues (Wikipedia) ; avec Internet, il a fallu quelques années.-

    bien sûr Wiki n'a aucun intérêt particulier Diderot et Dalembert on une bonne longueur d'avance, les Wiki men ne connaissent que pomme C pomme V.

    Et les réseaux affinitaires sont une invention des club anglais, rien de vraiment nouveau.

    RLZ

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  6. Certes. Il semble que vous êtes difficile à convaincre de l'intérêt ou de la nouveauté de quoi que ce soit. Si je reprends votre message initial plus en détail pour essayer de comprendre, vous me dites : "vous avez la vanité de penser que ces 1 et 0 change le raisonnement". Il se peut donc que la seule chose qui vous intéresse est la manière humaine de raisonner. Mais même cela, c'est vague. Je suppose que si vous avez en tête le raisonnement technique et scientifique, par exemple, vous admettrez sans difficulté que la plupart des domaines (physique, chimie, biologie, ingénierie, etc.) font désormais appel à des modèles informatiques qui étaient inconnus de la connaissance humaine antérieure. Mais de toute façon, mon texte ne concerne pas la connaissance en soi, simplement l'appétit des humains pour elle comme pour tous les autres biens immatériels produits par l'esprit. C'est justement parce que le "grand nombre" s'intéresse à cela que le numérique s'impose.

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  7. -Il semble que vous êtes difficile à convaincre de l'intérêt ou de la nouveauté de quoi que ce soit.-

    Absolument pas, je ne suis pas naif, mais le monde moderne me passionne sans nostalgie ni aveuglement.

    Un petit exemple sur le monde de l'image, l'outil numérique Photoshop qui est extraordinaire de modernité, ne fait que reprendre ce qui était fait à la main, et que personnellement je sais faire.
    Donc photoshop n'a apporté qu'une économie et pas une manière nouvelle, c'est juste beaucoup moins cher.

    <Je suppose que si vous avez en tête le raisonnement technique et scientifique, par exemple, vous admettrez sans difficulté que la plupart des domaines (physique, chimie, biologie, ingénierie, etc.) font désormais appel à des modèles informatiques qui étaient inconnus de la connaissance humaine antérieure.<

    Tout cela est très intéressant mais reste le fait de scientifique, qui ont toujours eu des outils hors grand public, ce ne change pas vraiment la pensée, ni Platon, ni Socrate ne serait perdu dans ce nouveau monde, par contre les Geeks seraient assez désemparés de vivre dans la Grèce antique.

    <C'est justement parce que le "grand nombre" s'intéresse à cela que le numérique s'impose.<

    Bien sûr, comme ils s'intéressent aux bagnoles ou aux crèmes solaires, la loi du grand nombre, sans doute une catastrophe.

    Demain tout le monde sera tout, musicien, peintre, cineaste, photographe, écrivain, gràce au numérique, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Le numérique tel qu'on le nomme, reste un outil, alors pourquoi mettre un outil en avant, ce qui compte c'est la pensée, le raisonnement, certainement pas le nombre.

    A+

    RLZ

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  8. Que vous dire... depuis deux siècles, le "grand nombre" participe aux sciences, aux techniques, aux arts et et aux lettres, le nombre de créateurs intéressants qui auraient été muets ou paralysés dans une autre époque augmente, je suis pour ma part heureux du résultat et mon esprit s'en nourrit. Le grand nombre ne signifie pas que chacun est doué, mais que chacun ayant accès à des moyens d'information et de création, ceux qui sont doués passeront plus facilement à l'acte créateur.

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  9. Je crains que grand nombre + sauce numérique nous fasse un cocktail étonnant.
    Mais cela ne m'empêche pas de prôner le numérique pour sa fonction d'usage, qui est de bien faire pour moins cher.
    Et pas de donner à tout le monde la possibilité de faire n'importe quoi.

    RLZ

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  10. On aura l'occasion d'y revenir, mais "donner à tout le monde la possibilité de faire n'importe quoi" est à mes yeux le principal avantage du réseau. Je déteste les logiques de verticalités, d'arbitraires, d'expertises, de positions dominantes, etc. Quand j'entends par exemple un journaliste pleurer "ouin ouin tout le monde peut faire n'importe quoi et s'improviser journaliste", je sors mon bazooka. Et pourtant, dieu sait que dans le passé j'ai noirci des pages dans des journaux tout à fait professionnels diffusés dans le réseau tout à fait papier et officiel NMPP/MLP !

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