Tensions
Vendredi approche, et avec lui la crémation de mon père. Je suis très tendu, d’abord en raison du regroupement familial que cela occasionne. Je sais d’avance que je vais être emporté par cette foule pourtant minuscule (mon père étant solitaire et rude, on ne va pas non plus se bousculer devant le four), enseveli sous plein de mots en trop, égaré loin de mon silence, agacé par le concours des niaiseries et des hypocrisies. Ma tension tient aussi à ce que je suis incapable de produire un travail alimentaire depuis trois jours – rejet brutal faisant suite à une résistance larvée depuis un mois, crise mêlée de démotivation et de surmenage –, que je paierai ensuite le prix de ce retard, que ce n’est pas demain la veille que j’écrirai sur la maladie de mon père et travaillerai sur les photographies de sa série, alors qu’il s’agit au fond du seul hommage que j’entends rendre à sa mémoire. Les funérailles me semblent des formalités, je lui ai fait mon adieu sur son lit de mort, un matin gris. Mais il est vrai que d’autres ne sont pas dans mon cas. Ma tension tient enfin à ce que chaque deuil fut jadis le moment d’immenses cuites, et que mon sevrage est soumis à rude épreuve comme reviennent ces souvenirs mêlés de grand spleen et de bons vins. Supporter de tels jours en buvant de l’eau, cela me navre… Mais je doute de ma capacité à respecter une cuite isolée, quand depuis un certain temps déjà les neurones pervers de mon système dopaminergique appellent de leurs petits cris discrets ce paradis artificiel. Je dors beaucoup, enfin non, je dors n’importe quand, je m’allonge avec des livres, je m’assoupis en petites périodes de mauvais sommeil. Je lis beaucoup, Ellroy, Duvert, Martinet en romans, Guerrien, Anderson, Tapscott en essais. J’écris beaucoup, ici, ailleurs, de petites choses qui canalisent ma pensée le temps de les rédiger ou d’en débattre. Je fume beaucoup, à nouveau en route vers les trois paquets, mes poumons n’auront décidément que peu de résistance face au mucus déjà fatal à mes géniteurs. Je sors un minimum, j’évite le téléphone, je construis une bulle m’épargnant au maximum les contacts humains directs, hélas demain ou plutôt tout à l’heure je ne peux éviter un rendez-vous fixé de longue date, il va me falloir des cales pour m’ouvrir la mâchoire et des tenailles pour m’arracher des mots.
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