Sauver leurs places...

Dans Le Monde, je lis une analyse sur le livre numérique : « éditeurs et libraires se battent pour tenter de sauver leur place ». Bon, ce sera ce matin mon quart d’heure populiste-consumériste. De toute façon, je suis de mauvaise humeur avec ce putain de rendez-vous qui me vaut une nuit de quatre heures.

Je suis lecteur, catégorie grand lecteur. Vous aussi peut-être. Nous sommes donc les pigeons qui craquons quelques dizaines à centaines d’euros par mois depuis notre adolescence, pour la plus grande joie de nos amis auteurs, éditeurs, diffuseurs, distributeurs, libraires et autres maillons de la chaîne du livre. Je suis aussi auteur, de livres à petite diffusion, donc j’ai le plaisir de connaître l’autre versant, c’est-à-dire de travailler de temps en temps pour l’édition à un tarif horaire généralement très inférieur au smic, une fois analysé le temps qu’il faut pour rédiger un bouquin et le montant des droits d’auteur perçus au bout du bout. (Cela pour dire : merci d’éviter la pleurnicherie sur les fins de mois difficiles, à ma connaissance on paie encore les salariés des différents secteurs du livre un peu au-dessus de ces tarifs ; et si vous êtes malgré cela trop pauvres, faites comme moi et beaucoup d'autres une croix sur le livre comme source unique ou principale de revenus).

Le livre numérique commence à décoller, et que nous disent ces chers intermédiaires ? On va sauver nos places. Le lecteur, on s’en fout. L’auteur, on s’en contrefout. Non seulement on ne prend pas le livre numérique comme l’opportunité historique de repenser nos métiers, de faciliter l’accès aux œuvres, de créer de nouveaux rapports aux textes, d’imaginer des parcours différents de contenus, de franchir un pas comparable à celui de l’imprimerie, mais pour tout dire, c’est l’inverse.

Que nous apprend l’article ? Les éditeurs français ont décidé de boycotter Amazon et son Kindle, pour conditions tarifaires inacceptables. Ils songent en priorité à truffer les fichiers numériques de logiciels anticopie. Ils refusent que leur plateforme Editis et Eden-Livres (Gallimard-Flammarion-La Martinière) soit accessible au grand public et veulent imposer l’intermédiaire du libraire physique pour télécharger (sauf Hachette avec Numilog, mais c’est en majorité du scolaire et la profession les considère comme des jaunes). Ils veulent créer un grand « hub » unique d’accès, c’est-à-dire une entente monopolistique si je comprends encore bien le franglais. Ils pensent que 15 à 25 % de réduction du prix facial seront bien suffisants (quoique certains suggèrent timidement que 35 % seraient quand même plus intéressants pour le lecteur, merci pour lui, peut-être aussi plus réaliste vu les économies réalisées par rapport au livre physique). Ils sont un peu inquiets parce qu’Amazon propose désormais aux auteurs de publier directement leur livre numérique, avec… 70 % de droits sur le prix de revente, ce qui devrait bien sûr séduire les poules aux œufs d’or. Ils en appellent tous à l’État, pour baisser la TVA, pour maintenir le prix unique, pour exécuter les méchants pirates.

Nous sommes donc dans une « situation française » caractérisée, concentrée, à l’état pur : appel hypocrite à l’exception culturelle, mélange frileux de corporatisme et d’étatisme, mépris affiché du client final, entente cordiale dans salons feutrés, retard de principe sur le train en marche – on est les plus forts et les plus malins, vous savez, le cosmos entier nous envie notre modèle, d’ailleurs nous allons sauver le soldat Gutenberg. Et de toute façon le livre n’est pas une marchandise comme une autre, n’est-ce pas – quelle horreur, cachons ces gros sous que l’on ne saurait voir sous le voile pudique, que dis-je la burqa sévère de la Kultur.

Chers éditeurs et libraires, je n’aurai qu’un conseil : vous êtes très mal partis pour « sauver vos places » si vous ne mettez pas rapidement le lecteur et l’auteur au centre de vos préoccupations. D’autres s’en chargeront. Avec vos dispositions actuelles, vous préserverez vos marges quelque temps, puis vous souffrirez probablement plus encore que vos confrères du secteur musical. Et vous pouvez d’ores et déjà compter sur nous pour cela…

3 commentaires:

  1. j'approuve, le lecteur et l'auteur au centre, absolument.

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  2. Petite remarque plutôt dans le sujet : ici au Québec, nombreux sont ceux qui préfèrent acheter les livres en anglais, non par amour de la langue anglais, pour la simple raison qu'ils sont en moyenne 30% moins chers que les traductions françaises, et cela même quand le texte d'origine n'est pas anglophone.

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  3. (Poutine) Le faible différentiel de prix entre un livre papier et un livre numérique (en France) reste un mystère pour moi. Ou plutôt, je préférerais un discours franc : nous ne faisons que 20% de ristourne sur le numérique pour ne pas mettre au chômage trop vite un trop grand nombre de salariés du livre papier. Au moins, ce serait admettre que ces 20% sont ridiculement faibles, et qu'un prix 30 à 50% moins cher serait économiquement et techniquement logique, à défaut d'être socialement bénéfique (puisqu'on économise un grand nombre de coûts physiques de l'imprimeur au libraire en passant par le stock).

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