Pour l’un de mes travaux en cours, une tâche de nègre, j’achète des livres, dans une quantité qui était mon lot voici dix ou quinze ans, mais que j’avais un peu limitée depuis quelque temps. Et je comprends maintenant pourquoi : il me revient que les auteurs d’essais ont la sale manie de s’écouter parler, ou de se regarder écrire. Je parle des essais d’idées – sciences humaines, philosophie, actualité, etc. –, pas des travaux historiques où l’on ne peut compresser indéfiniment les faits détaillés que l’on entend rapporter. Ce que ce genre de livres tente de démontrer (une ou plusieurs conjectures avec données empiriques et articulations logiques) tient généralement en 20 ou 30 pages, et pourrait même parfois se résumer en deux ou trois. Mais leurs auteurs en pondent 200 ou 300, voire plus, peut-être pour correspondre au format standard de l’édition papier. Je perds donc beaucoup de temps à lire tout cela. Certes, au hasard d’une digression ou d’un exemple, je peux trouver une inspiration inattendue. Mais c’est incertain, et cher payé en heures passées. Je ne regrette donc pas d’avoir vendu (et de vendre encore) une bonne partie de ma bibliothèque d’essais. Je ne conserve que des manuels de référence dans diverses disciplines, Internet fait le reste, il le fera encore mieux demain avec les livres électroniques, dont j’espère surtout qu’ils tendront à raccourcir les formats d’écriture – toujours pour les essais, bien sûr, ce genre de réflexion n’a pas de sens pour la fiction et l’art.
Quand je tâte ainsi de thématiques un peu « molles », le modèle intellectuel de la science dure sort toujours renforcé dans mon estime. La base en est l’article et non le livre, une longueur bien suffisante pour énoncer une problématique précise et soutenir sa démonstration. Quand un grand nombre d’articles concernent un même thème, on produit des revues de synthèse, d’une dizaine de pages, avec le bref rappel des hypothèses défuntes, l’état de la théorie, la présentation des hypothèses survivantes. Et en dernier ressort, on produit un manuel sur un champ donné. De la sorte, vous pouvez toujours accéder à une thématique avec plusieurs niveaux d’entrée. Et comme les scientifiques sont dans l’ensemble honnêtes et surtout impitoyables les uns envers les autres, dans la stratégie de « coopération compétitive » propre à leur communauté, vous n’avez que très rarement sur un sujet donné vingt-cinq positions contradictoires qui clament chacune dans leur coin détenir la vérité définitive sur leur sujet (seuls des thèmes à la limite, quasi-métaphysiques, souvent en cosmologie ou en physique quantique, présentent ce genre de confusion résiduelle). Quand on trouve ce qui semble des contradictions, on les examine de près pour essayer de les résoudre, soit en tranchant entre les positions vraies et fausses, soit en les intégrant chacunes un peu modifiées dans un nouveau schéma commun. Pourquoi cette démarche, ayant fait ses preuves depuis un siècle en terme de clarté et d’efficacité, tarde-t-elle à se généraliser quand on parle de l’homme et de la société ? Pourquoi tant d’essais à visée démonstrative sont-ils à ce point poreux au parti-pris, au préjugé, à la subjectivité, à la confusion, voire au charabia et à l’escroquerie intellectuelle ?
Dans une librairie où j’achète La Recherche et Idoménée, je croise la tête de BHL sur la couverture d’un magazine, Transfuge. On dirait un personnage de synthèse artificiellement vieilli, peut-être parce que l’original est artificiellement rajeuni. En voilà justement un qui a abattu des forêts entières pour produire ses essais et, au final, ne pas dire grand chose.
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