No country for young men (conjecture sur des névroses mâles)

Une conjecture m’est venue cette nuit : les hommes se sentent nettement plus mal à l’aise que les femmes dans l’étroitesse du monde moderne. La principale caractéristique d’Homo sapiens et de ses ancêtres, c’est la bougeotte : depuis Erectus au moins (plus de 1 million d’années), l’humain est nomade, voyageur, explorateur, conquérant, on retrouve ses squelettes aux quatre coins du monde, c’est le seul primate à circuler aussi vite. Il est probable que cette pulsion est à dominante masculine, expliquée matériellement par la chasse ou la cueillette lointaine ; psychologiquement par l’agressivité, ainsi que la préférence pour la projection (rapport à l’objet, extension du territoire) par rapport à la relation (rapport à l’autre, densité du lien).

Avec la modernité, les notions de finitude ou de complétude de la Terre se sont imposées. La colonisation du monde est achevée. Par la grâce des systèmes d’information et de communication (imprimerie > onde > numérique), le temps comme l’espace terrestres ont été modifiés, il n’existe guère de zones inconnues. Internet accélère le phénomène : partout où une puce s’installe, l’espace diminue et le temps s’accélère dans la perception. Donc pour qui ressent un certain appétit vers l’inconnu, la possibilité d’une fondation absolument nouvelle comme on en a connu jusqu’à la conquête de l’Ouest – qui était une expropriation, certes, disons qu’il y avait de l’espace sauvage et presque libre… –, le monde moderne est devenu bien moins excitant que le monde médiéval ou antique ou paléolithique. Tout est déjà occupé, figé, observé, maîtrisé, on peut certes gigoter d’un F3 parisien à un F3 tokyoïte, se payer un trek en Afrique ou en Sibérie, une expédition en Arctique ou en Amazonie, mais bon, cette agitation de surface déjà expérimentée par mille autres avant nous n’a pas la même gueule que les épopées individuelles ou collectives du passé.

Bien entendu, nous sommes simultanément conviés à un tournant cognitif majeur : il nous demande d’orienter cet appétit de découverte, d’exploration, de fondation vers des choses désormais nettement plus abstraites, relevant de la culture, de l’économie ou de la science. D’ailleurs, les hommes dominent encore ces domaines parce qu’ils se les sont réappropriés ainsi, comme une forme de guerre et de compétition, dans un esprit souvent inhospitalier aux femmes. Mais je suggère qu’une partie de ces hommes éprouve un sentiment de manque par rapport aux besoins du primate qui sommeille en eux. Cela alimente peut-être les névroses extrémistes, totalitaires, intégristes que nous observons depuis un siècle.

4 commentaires:

  1. Dis-moi, dans ton entourage, tes relations, il n'y a pas de femmes à l'esprit nomade et qui ont la bougeotte ? Pas d'accros aux voyages, qui s'éclatent d'un avion à un bateau, d'un taxi collectif, aux trains orientaux ?
    Aucune exploratrice passionnée par la connaissance du monde ? C'est navrant ! Mais j'espère que tu n'as pas, non plus, de conquérantes ...
    Christine

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  2. Christine : si bien sûr, mais ce n'est pas tout à fait mon propos.

    D'abord, il faut toujours lire les petites formules de pondération genre "en moyenne", "à dominante". Par exemple, le fait que 90% de consommateurs réguliers (pas occasionnels) de films porno sont des hommes n'empêche pas que 10% sont des femmes, mais n'empêche pas non plus de dire que le X ainsi consommé a une dominante masculine.

    Ensuite, mon idée inclut une dimension d'agressivité, de domination et de prise de risque (liés ici à la possibilité d'un territoire) qui sont des comportements qu'à tous âges on rencontre plus fréquemment chez les garçons que chez les filles (raison pour laquelle dans toutes les sociétés il y a plus de meurtriers et de prisonniers mâles, de suicides réussis mâles, d'accidentés grave mâles, de soldats mâles, etc.), et c'est déjà vrai dans la très grande majorité des espèces animales sexuées.

    Enfin je pense que le facteur maternité joue un rôle important dans ce que l'un et l'autre sexe accepte de sacrifier. (Des filles intrépides et aventureuses à 20 ans que l'appel de l'utérus transforme en braves mémères de famille à 30, je pense que tu en as connues comme moi beaucoup ; et si les hommes subissent la même évolution tendancielle, c'est je pense encore dans une quantité un peu plus faible – il y a plus de mères isolées que de pères isolés, par exemple).

    Quand tu contrains une population à vivre dans un espace clos (des rats dans une cage), tu augmentes la survenue de conflits avec le mâle comme agresseur le plus probable. Je me disais donc cette nuit (mais cela ne va pas non plus chercher très loin, hein) que la fin de l'expansion de l'humain à toute la terre connue et la clôture de cette représentation dans une sorte de cage informationnelle peut produire le même genre d'effet, sur une échelle tellement grande que c'est peu perceptible. Maintenant que j'écris cette réponse, il me semble que Lorenz a dû faire des réflexions semblables à propos de la surpopulation, dans les années 1960.

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  3. C'est une réflexion que je me suis faite depuis bien longtemps (mais sans la limiter à une névrose masculine, ni à la question géographique) et notamment le thème du roman Fight Club de Pahlanuk.

    Maintenant, si "dans toutes les sociétés il y a plus de meurtriers et de prisonniers mâles, de suicides réussis mâles, d'accidentés grave mâles, de soldats mâles, etc", ça tient assurément à l'agressivité, la volonté de domination supérieures chez l'homme, mais ça tient aussi beaucoup à une rigidité également supérieure chez l'homme (qui antagonise l'explorateur justement). La femme est beaucoup plus adaptable.

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  4. Cette fois, je suis d'accord; je crois avoir réagi (en tant que femme !) parce que justement, je n'avais pas lu de formules de pondération dans ton propos ...

    Christine

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