Matériaux pour une histoire naturelle du goût et du dégoût des autres

J’achète des clopes au bar-tabac du coin, un poivrot beugle dans la trentième bière de sa journée, commencée deux heures plus tôt. Cela me rappelle que je devais vous causer de la socialité numérique.

Antiennes mille fois entendues : «Internet n’est pas la vraie vie, c’est désincarné, faut quand même revenir au réel de temps en temps, être enfermé dans le virtuel ce n’est pas très sain, cela fabrique des autistes et des associaux, et peut-être même des nazipédophiles, au fait quand est-ce qu’on prend un pot IRL, si tu veux je t’épouille les poils des couilles, etc.»

En clair : la socialité physique (face à face) serait plus authentique, plus saine, plus équilibrée que la socialité numérique (écran à écran). Chez certains intellectuels (du genre Philippe Breton ou Alain Finkilekraut), on en vient même à suggérer que la socialité numérique va détruire l’ancien lien social, et que toutes sortes de catastrophes vont s’ensuivre – les individus seront des zombies, les fillettes seront violées à quatre ans, les analphabètes seront majoritaires, les rues seront remplies de tueurs psychopathes, les cerveaux seront fabriqués avec des puces, les puces seront fabriquées par des enfants du tiers-monde analphabètes et violés à quatre ans et tueurs psychopathes à dix-huit ans, les bourses vont s’effondrer et votre belle-mère ne pourra même plus vous amener un gâteau indigeste pour le repas familial et dominical, ce moment inoubliable de la socialité physique.

En ce domaine comme en d’autres, la vérité est que les humains varient grandement dans leur besoin, ici de contacts directs, toute généralisation à partir d’un certain type de besoin ayant de bonnes chances d’être abusive. Et que l’émergence de la socialité numérique répond à plein de facteurs, par exemple le fait que les espaces de socialité physique sont de plus en plus quadrillés par la propriété privée et le contrôle public, donc que les plus jeunes trouvent un sentiment de liberté dans le numérique qu’ils n’ont plus forcément dans la rue.

Mais comme certains individus (les intellectuels, les politiciens ou les prêtres par exemple) sont neuralement câblés et économiquement entretenus pour généraliser, ils n’ont pas ces préventions. Ils vous taillent à grands traits le portrait de l’Humain conceptuel et le destin de sa Société conceptuelle. Je vais exprimer dans ces lignes mon point de vue, tout aussi conceptuel, mais assumant au moins la relativité et la personnalité du concept.

Le besoin exacerbé de socialité physique signe à mes yeux l’attachement au passé primate de l’Homo sapiens : il faut que les corps se touchent, pas seulement au plan sexuel même si celui-ci forme l’arrière-plan général d’attraction et d’agrégation des individus IRL, il faut donc que les corps se reniflent, se jaugent, s’écoutent, s’auscultent, se palpent, se reluquent, il faut cette épreuve brute des sens pour signer le « vrai » rapport humain. C’est-à-dire en dernier ressort celui que nous sommes biologiquement programmés à considérer comme « normal », car l’espèce fonctionne ainsi depuis 20.000 générations, et les ancêtres de notre espèce depuis 500.000 autres – en fait bien plus, depuis des millions de générations, depuis le premier microbe scotché à sa colonie marine. Tout cela est pour moi la nostalgie de la horde primitive – rien à voir avec les billevesées freudiennes, j’ai en tête pour cette horde celle que décrivent les primatologues, celle de nos ancêtres présapiens qui s’agglutinaient en petits communautés chaudes comme nous le faisons encore si souvent dans la socialié physique, parce que cela nous titillent les tripes de flairer du voisin, et de la voisine.

Entendons-nous bien : je ne déteste pas tous les rapports humains directs, j’entends seulement les réduire à ceux qui sont les plus désirables ou les plus nécessaires, apprécier leur rareté, et surtout rejeter autant que faire se peut le fardeau des autres. Et pour le reste, pratiquer souvent des dérives en territoire inconnu, où je regarde essentiellement Homo sapiens comme je le ferai d’un animal incongru, domestiqué, parfois aimable et parfois non.

Nous devrions nous filmer et nous enregistrer dans ces rapports de socialité physique, nous filmer comme Laborit filmait, et regarder ensuite posément la teneur et la valeur de ces échanges. Cela se passe d’ailleurs sur You Tube, ou You Porn. Nous y trouverions pour l’essentiel des propos creux, des malentendus fréquents, des gesticulations grotesques, des ratiocinations vaines, des envolées ridicules, des implicites honteux. Et une masse d’actes et paroles neutres, guère plus signifiants qu’une file de fourmis ramenant pitance à la maison-mère. Tout cela tournoyant au fond autour de quelques axes trivialement répétitifs, l’envie de baiser, la peur de mourir, le besoin de pisser sur son territoire et de marquer son groupe, la jouissance de la rumeur. Remarquez bien que la socialité numérique s’abreuve exactement aux mêmes trivialités – mais d’une part, sa désincarnation en limite la nuisance sensorielle, d’autre part son expression écrite en facilite le tri, c’est-à-dire que l’on repère assez vite les gens ayant des besoins un peu moins ordinaires.

Si j’ai accueilli la socialité numérique d’Internet comme une émancipation, ce n’est pas seulement qu’elle m’épargne ces commerces les plus futiles avec mes congénères et qu’elle me permet d’identifier plus vite mes semblables. Il se trouve aussi que l’écriture en est le prisme. Du moins elle l’est encore, je ne doute pas que la démocratisation du haut débit verra vite les singes plébisciter l’image et le son, au moins retrouveront-ils une partie de leurs sens malmenés. Or je suis un homme de l’écrit, je ne conçois pas une vie humaine sans lecture ni écriture, sans cette invention qui permet d’exprimer avec une infinie nuance tous les mouvements de l’esprit, et de la vie, qui permet de donner, recevoir et rendre des sentiments et des arguments, en s’affranchissant de l’espace et du temps, en s’adressant à des inconnus au lieu que de se restreindre au cercle toujours limité des connaissances de la socialité physique.

(Et du point de vue de la vérité, l’écriture contribue également à dissiper la tendance spontanée de nos propositions de langage à être soit vides de sens, soit, quand elles ont un, mal interprétées par nos interlocuteurs. Je pense qu’elle ne parvient jamais à effacer les erreurs, faute de quoi sa nécessité s’annulerait dans l’usage répétitif d’une langue parfaitement transparente à nos cerveaux, mais au moins y contribue-t-elle. J’ajouterai, mais tout cela est un autre débat, que l’écriture permet aussi de construire de très beaux mensonges.)

Cette écriture procure une précieuse distance à soi, et aussi bien sûr une distance aux autres. Distance qui peut être un moyen paradoxal de se rapprocher, un peu comme dans une mise au point où, trop près de votre objet, vous ne le saisirez pas vraiment, alors qu’un éloignement vous révèle chacun de ces détails.

Si je reprends le cadre de l’évolution par lequel j’avais commencé, l’écriture y est apparue très tard – elle n’est même pas connue de tous les hommes –, elle n’est pas un instinct biologique de l’espèce, mais un apprentissage culturel de l’individu, elle est donc pour partie un détachement de notre passé primate, un départ vers un autre horizon. Et la socialité numérique médiée par l’écriture participe donc de cet éloignement, où je vois pour ma part une condition humaine plus désirable.

(En vertu de la relativité et de la personnalité du concept, et de la plasticité de l’écriture, tout ce qui précède pourrait se narrer différemment, depuis l’existence d’un petit garçon qui, découvrant les attaques paniques vers l’âge de six ans, a commencé à simuler des maladies pour éviter l’école, lieu de socialisation physique obligatoire de son âge.)

3 commentaires:

  1. Oh ! Que ça fait du bien !!
    Merci à toi.
    Merci d'exprimer si bien ce que d'autres vivent et ressentent très fortement, en se faisant traiter de fous; et qui, de plus, aiment leur folie !

    Christine

    RépondreSupprimer
  2. Nonobstant les persistances coupables de notre cerveau reptilien qui nous pousse sans doute à renifler les glandes anales des individus de l'autre sexe ou à envisager des contacts physiques à peine plus civilisés, je suis obligé de noter qu'un des diagnostics des cassandres que vous dénoncez s'est malheureusement vérifié:

    "les analphabètes seront majoritaires"

    ... il me semble que ça, en effet, c'est une simple question de temps.
    Pour le reste, globalement d'accord avec vous. D'ailleurs l'expression écrite nous oblige à la soigner (la présentation), paradoxalement hors de tout contexte visuel. C'est pas plus mal.

    RépondreSupprimer
  3. Je dirai que les analphabètes et les abrutis ne sachant que faire de leur alphabétisation ont toujours été majoritaires ! A l'échelle de l'histoire, c'est évident. Et même à l'âge d'or supposé de l'éducation de masse 1870-1970, je demande à voir le niveau réel de 50% des individus qui, à l'époque, n'avaient pas de blogs, de page FB ou de télé-réalité pour étaler leur incurie.

    Pour l'avenir : sauf si l'économie replonge à un stade féodal, j'imagine mal que l'alphabétisation ne soit pas un préalable à la survie individuelle et collective. Les activités primaires et secondaires ne sont plus de nature à occuper la majorité des humains, les autres demandent des qualifications.

    RépondreSupprimer