Fictions, idées, œuvres

Je ne vois pas d’obstacle à ce que notre siècle accouche de grands écrivains, comme les précédents. Et même en plus grand nombre, compte-tenu de la démographie et de l’alphabétisation. Pour faire œuvre de fiction, il suffit de la langue et du génie. La langue est infinie comme la bibliothèque de Borges, elle produit des combinatoires inépuisables et une vie humaine permet toujours d’en tester quelques-unes. Reste le génie, bien plus avare de ses manifestations mais n’ayant pas de motif particulier de disparaître. Du point de vue du sujet de l’écriture, je ne crois pas que la fiction changera significativement avec le numérique, même si l’on verra peut-être un jour des œuvres ressemblant à un mixte de film et de roman, difficiles à imaginer aujourd’hui. Mais le numérique ne porte pas en lui-même l’obligation de passer d’une fiction individuelle (un monde imaginaire conçu par un seul individu) à une sorte de fiction collective.

En revanche, je suis plus sceptique quand je réfléchis à la survie des grandes figures de l’écriture d’idée – c’est-à-dire les Aristote, Platon, Descartes, Newton, Kant, Darwin, Marx, Freud et bien d’autres qui furent appréciés comme des « géants ». À mesure que les savoirs s’accumulent et que les explications se compliquent, une vie humaine devient très brève pour embraser de larges domaines de la connaissance. À défaut d’avoir progressé en sagesse, nous avons tout de même gagné un peu d’intelligence et de distance sur nous-mêmes. Et celui qui prétendrait encore expliquer la vie, l’histoire, la société ou l’esprit par tel ou tel mécanisme génial et nouveau se heurterait à l’incrédulité. En fait, il aurait surtout du mal à le faire : il n’est pas un domaine qui ne soit désormais scruté par une armada de spécialistes, issus de multiples formations, avançant des batteries d’hypothèses. On ne peut réellement créer sans avoir assimilé tout cela : au mieux, on apporte une belle pierre à l’édifice. D’ailleurs, dans la philosophie ou la science des cinquante dernières années, je ne vois pas qu’il y ait un individu ayant déterminé un avant et un après, ayant suscité un mouvement immense et durable de la pensée (comme Marx et Freud en leurs temps par exemple). Il y a plein d’auteurs importants, bien sûr, mais leur importance n’est vraiment appréciée que dans une branche locale du savoir et elle est très souvent disputée. Dans cette écriture d’idée, contrairement à celle la fiction, il me semble que le numérique peut accélérer et accompagner l’émergence de démarches collaboratives et distribuées dont nous avons besoin partout où les blocages disciplinaires sont devenus stériles. 

2 commentaires:

  1. Peut-être qu'après la dispersion des savoirs en disciplines, puis en sous-disciplines, on arrive à un point de non-retour où il devient compliqué de faire le pont entre les sous-sous-disciplines cloisonnées et de transmettre ça au grand public cultivé sans jargon ni cuistrerie. Il est là, je pense, le blocage.

    Les disciplines se fragmentent, et les démarches collaboratives actuelles se limitent à compiler, à mettre côte à côte, des spécialistes parlant de leur domaine. Il n'y a qu'à voir les ouvrages collectifs, qui n'ont bien souvent aucune colonne vertébrale. Certes ils ont un sujet commun... Cela débouche sur le collage de quinze micro-analyses qui laissent les lecteurs dubitatifs. Parvenir à une synthèse collaborative satisfaisante, en partant du propos de spécialistes évoquant chacun leur micro-sujet, me semble hors d'atteinte. Pour l'instant... (je ne suis pas un pessimiste intégral)

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  2. Les ouvrages collectifs sont généralement horribles, oui. Mais j'avais en tête des stratégies plus directement Internet, qu'il m'a été donné d'observer dans certains domaines de recherche (scientifique). Je ne peux pas trop les nommer. Disons qu'une équipe académique de chercheurs expose un projet sur un intranet à différentes communautés qui vont le critiquer, soit sur un plan fondamental, soit sur un plan appliqué (la preuve de concept industrielle). Par exemple un physicien a une idée du traitement du signal pour de l'imagerie cérébrale, des neurologues, des biologistes moléculaires, des médecins, des informaticiens, etc. vont donner leur avis, suggérer des améliorations, poser des objections, etc.

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