Je reviens de l’hôpital. Ce matin, ma sœur a entendu mon père demander plusieurs fois quand je venais. Cela fait six mois qu’il n’avait plus prononcé mon prénom, ni aucun autre.
Quand j’arrive tout à l’heure, vers vingt-trois heures, il dort, son souffle très rauque rythme le couloir d’inspirations entravées et d’expirations gutturales. À peine a-t-il ouvert les yeux en ma présence. Je le photographie, difficilement, la lumière manque, les images bruitent. Ses voisins dorment aussi, et tout l’étage, sauf un unique insomniaque devant sa télévision. Ses mains cherchent sans cesse à agripper des fantômes, battant dans le vide, se reposant en tremblant sur la couverture. Je les caresse sans parvenir à les apaiser. Parfois, il tente d’ôter le cathéter qui lui insuffle désormais l’oxygène dans ses narines, au lieu du masque qu’il parvenait à arracher facilement. Il a réussi à ôter le haut de sa blouse et la couverture, son torse est terriblement maigre – première fois que je vois si bien les côtes de ce colosse qui frisa les 110 kg au maximum de son embonpoint.
Demain matin, ma sœur et moi y retournons pour le voir. Ainsi que les médecins. Mais la journée a déjà permis de préciser les enjeux par téléphone. L’Alzheimer a déréglé le réflexe de déglutition – très vite semble-t-il, il n’a que 72 ans et cinq ans de maladie diagnostiquée. Pas exactement le réflexe, mais la part volontaire à peine consciente accompagnant l’acte de déglutir. Il est peu probable que cela revienne, bien qu’en ce domaine on se garde prudemment de toute certitude. Affaibli comme il l’est, avec des escarres naissantes un peu partout et une irritation pulmonaire permanente, il paraît condamné à subir des phases aiguës d’infection. Et de toute façon un déclin continu. Le médecin, précautionneux, refuse cependant toute prédiction. Mais il pose clairement la question de l’acharnement thérapeutique, et souhaite implicitement notre réponse. Mes frères et sœur et moi-même sommes sur la même longueur d’ondes, avec des variantes pour la légitimer, mais une conclusion convergente : pas de souffrance. Notre père n’a pas laissé d’indications impératives à ce sujet, mais nous nous souvenons tous qu’il défendait cette position. À la prochaine attaque massive des germes opportunistes, demain ou dans un mois, il ne faudra pas lui administrer des doses éléphantesques d’antibiotiques, il ne faudra pas le laisser s’étouffer entre les trente extractions quotidiennes de mucus, il ne faudra pas que souffre toujours un peu plus ce corps souffrant, pour la seule fin absurde d’une survie dans des conditions que lui-même n’aurait jamais accepté. Ma mère déjà passa ses derniers instants avec la morphine.
Je suis incroyant, comme à peu près toute la famille. Je regarde son corps, encore et encore. Il n’est que cela, il ne sera plus rien. Sinon l’hôte de plus en plus incertain du souvenir des vivants.
Parmi les mails qui s’échangent en ce moment à haute fréquence dans la fratrie, un débat périphérique est né pour savoir dans quelle mesure notre père s’inscrit encore dans une commune humanité, ou se rapprocherait à mesure de ses dérèglements neuronaux d’un corps animal. Ce type d’échanges est familier entre nous, en toutes circonstances, et un inconnu en prenant connaissance nous considérerait peut-être comme des monstres dénués de sentiments. À tort. C’est une forme d’hommage à notre père qui, scientifique lui aussi, adoptait sans cesse ce genre de pensée détachée et nous en a inculqué l’habitude. S’imposer ainsi une réflexion sans préjugé dans ses termes ni ses conclusions, sur une base qui nous touche immédiatement et non un cas lointain où nous aurions l’alibi d’une représentation abstraite de la réalité, ce doit être pour nous une forme de probité intellectuelle. C’est aussi un moyen de divertir un moment l’esprit de sa douleur en faisant barrage au flux des émotions.
Barrage destiné à céder, puis à se reconstruire. Derrière moi, le grand fauteuil est vide.
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