Du beau, du bon, du bonus

Les bonus des traders sont aujourd’hui très critiqués. Généralement sous l’angle de l’indignation morale – un angle mort chez moi, la morale n’est pas mon fort.

Et puis cette purification éthique balaie rarement devant sa porte. Le petit populo est furax contre le gros banquier, mais il trouve par ailleurs normal qu’un joueur de foot, un chanteur pop ou un auteur de best-sellers sentimentaux (trois idoles de sa vie déclassée) gagnent des fortunes. Je n’arrive pourtant pas à penser que Gavalda, Kaka et Lady Gaga créent une valeur indispensable à l’avenir de la civilisation – et s’ils rapportent du pognon à leur éditeur, producteur et club, un trader fait ma foi de même avec sa banque ou son fonds, du moins s’il touche l’horribilus bonus.

Une question paraît plus intéressante : savoir si le montant du bonus stimule l’efficacité du trader. Pourquoi lui filer un variable de 1 ou 10 millions si 10.000 ou 100.000 ont le même effet ? Cette question a été examinée par Dan Ariely et ses confrères (Uri Gneezy, Nina Mazar, George Lowenstein). Ils ont mené plusieurs expériences en Inde et aux Etats-Unis où les volontaires devaient passer des épreuves cognitives demandant concentration, réflexion ou créativité. Des groupes ont chaque fois été créés. Dans un cas, il y avait trois niveaux de rémunération. Dans l’autre, deux niveaux avec un facteur 10 de récompense (60 ou 600 $ pour un test de quatre minutes). Résultat : les groupes ayant la perspective de gain la plus importante ont obtenu de moins bons résultats que les autres. Une récompense excessive crée apparemment un stress nuisible à la lucidité. (Remarquez que depuis 2008, on avait bien constaté un certain problème de lucidité chez les spéculateurs.)

Du point de vue de leur communication comme de leur performance et de leurs coûts salariaux, les banquiers auraient donc tout intérêt à baisser les bonus de leurs traders. Mais ce beau monde se pique d’être très rationnel, donc il ne le fera sans doute pas avant sa prochaine ruine spéculative.

2 commentaires:

  1. Les traders, buyers et sellers peuvent savoir très précisemment combien ils ont fait gagner à leur boite. Sans l'être formellement, les bonus sont considérés comme un pourcentage sur ces gains.

    Baisser les bonus ? C'est concrètement impossible parce que le point d'équilibre n'est pas là. Si une salle de marché le faisait de manière isolée, elle perdrait de son pouvoir d'attraction et ne pourrait garder ses meilleurs éléments, ses revenus baisseraient, la mesure serait au final contre-productive. Même si, cas purement théorique, toutes les salles de marché parvenaient à s'entendre sur une baisse générale des bonus, la tentation d'attirer les meilleurs amènerait invariablement à contourner cette limitation.

    C'est exactement le même mécanisme que pour le dopage dans le sport de haut niveau. L'équilibre est dans le dopage généralisé dans lequel, paradoxalement, les valeurs réelles sont globalement respectées. Dans un système globalement sans dopage existe toujours la possibilité, et donc la crainte, de quelques dopés, jouissant de fait d'un fort avantage comparatif.

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  2. Oui. C'est un peu la Reine Rouge, il y a course en avant pour se maintenir au niveau, jusqu'à un point d'équilibre provisoire. Ensuite, il y a la question des "meilleurs" : si ce sont simplement ceux qui appliquent avec le plus d'efficacité et de rapidité des modèles par ailleurs faux ou incomplets (comme le suggère Taleb, Mandelbrot, etc.), leur qualité est toute relative, ce sont aussi ceux qui vont sauter les premiers à la prochaine variation 5 ou 10 sigma du marché.

    Ne connaissant pas la pratique du trading, je me demande si l'expérience en laboratoire d'Ariely et al. est représentative des conditions psychologiques d'un trader. Par exemple, si celui-ci a simplement en tête "je touche 10% des gains réalisés", ce n'est pas la même chose que s'il se dit à chaque opération "cela peut me rapporter 100.000". Dans le second cas seulement il y a perturbation cognitive par obsession de la récompense maximale (syndrome de Kerviel).

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