« La dernière fois que j’ai appelé une famille en catastrophe, c’était il y a trois ans. Je pensais vraiment que le patient ne pouvait tenir plus de vingt-quatre heures. Il est toujours là… » Nous nous retrouvons ainsi devant le dilemme que je soulignais avant-hier, même pas un dilemme puisque nous n’avons pas le choix, à savoir une méga-infection opportuniste fatale à court terme, par dysfonctionnement d’un organe et décompensation brutale, ou au contraire une série de micro-infections n’engageant pas la survie, mais rendant ses conditions de plus en plus misérables.
Le médecin, comme tout médecin, navigue à vue dans les parages flous de l’acharnement thérapeutique – l’euthanasie active est de toute façon exclue pour lui, sa forme passive (un arrêt de l’hydratation avec patch de morphine) ne survenant qu’à deux conditions, une nouvelle phase critique (mais quel est le moment critique, l’épisode actuel montre que la criticité est indéterminable) et un stade supplémentaire de perte des fonctions de communication (mais quel est ce stade, il existe sans doute une communication résiduelle sauf aux tout derniers moments).
Le médecin, comme tout médecin, navigue à vue dans les parages flous de l’acharnement thérapeutique – l’euthanasie active est de toute façon exclue pour lui, sa forme passive (un arrêt de l’hydratation avec patch de morphine) ne survenant qu’à deux conditions, une nouvelle phase critique (mais quel est le moment critique, l’épisode actuel montre que la criticité est indéterminable) et un stade supplémentaire de perte des fonctions de communication (mais quel est ce stade, il existe sans doute une communication résiduelle sauf aux tout derniers moments).
Mon frère aîné m’envoie un document sur les représentations sociales de la maladie d’Alzheimer. Il en ressort que pour les familles, le malade serait « déjà mort », ou « sujet à des multiples morts ». C’est exactement ce que lui (mon frère) perçoit depuis longtemps, et c’est un point récurrent de débat entre nous. De mon point de vue, l’Alzheimer n’est pas du tout une mort, mais une entrée dans une nouvelle phase de l’existence, une « second life » si l’on peut dire, en référence à cet univers virtuel : mon père et ses concitoyens de la gérontologie psychiatrique vivent tout simplement dans un univers qui n’est plus celui d’avant « l’accident » (Catherine Malabou), ni le leur au passé ni le mien au présent, donc. Entendons-nous bien : cette vie est pour moi tout sauf désirable, elle est dégradée. Mais ce jugement de valeur personnel n’a aucune portée, car je sais que la dégradation en question est porteuse de sa propre représentation de soi et du monde – c’est-à-dire que du point de vue de mon père (ou de tout malade neurodégénératif / neurolésé), le cerveau diminué de certaines facultés associatives continue malgré tout de fabriquer de la représentation interne (soi) et externe (monde). Il existe des points de contact de plus en plus rares entre ce monde vécu de mon père et le mien : mais cette raréfaction ne signifie pas que mon père n’a pas de monde vécu. Cette évidence me semble un point aveugle chez mon frère (et apparemment beaucoup de familles), qui part sur une logique comparative entre état normal et état pathologique pour conclure simplement que le second se rapproche de la mort (ou de l’animalité).
En discutant ainsi, je me suis dit que nos différences au sein de la fratrie pourraient bien venir de notre mère. Elle était bipolaire, et comme je suis le cadet, j’ai bien plus observé (vécu) que mes frères et sœur l’effet de sa psychose. Dès l’enfance, je me suis habitué à avoir une mère que je ne reconnaissais pas forcément, une mère à l’identité et à la personnalité fluctuantes, tantôt explosive et rayonnante, tantôt abattue et muette. De là peut-être ma tendance précoce à me détacher pour me protéger, à ignorer la normalité et à goûter les marges, à considérer que les individus sont toujours plus différents que semblables, qu’ils sont des trajectoires imprévisibles, des devenirs permanents, des mutants, à refuser en retour de penser que ma vision des choses a une quelconque portée universelle et à juger que toute vision des choses prétendant le contraire est une absurdité. Par la suite, l’observation de mon fils aîné schizophrène devait reproduire cette sensation, et aussi mon père Alzheimer (oui, quand on connaît ma lignée, et encore je vous épargne cette nuit le tableau d’ensemble des tares, collatéraux inclus, on s’aperçoit que malgré un nombre important de troubles heureusement à faible intensité – anxiété sociale, dépression, addictions diverses… –, je reste un mystère d’équilibre au bord du chaos).
Pour revenir à mon père, malgré ma position consistant à voir dans l’Alzheimer un monde vécu à part entière sans effet sur des notions partagées comme l’affection, la dignité ou ce que l’on veut, je continue de penser qu’il existe un socle basique d’être-au-monde commun, celui de la souffrance. Je dis basique parce que même les êtres simples dépourvus de système nerveux manifestent une instabilité moléculaire et cellulaire dans un milieu stressant, et que c’est déjà une souffrance ou une protosouffrance que je peux comprendre, à défaut de la ressentir. Et plus il y a de système nerveux, plus il est proche du nôtre (par exemple les mammifères dans le règne animal), plus nous percevons la souffrance, qui est d’ailleurs un thème classique de la philosophie morale (et de la philosophie tout court). Or, et c’est bien là le problème, quand bien même la rémission se consolide d’ici la fin de semaine (ce qui n’est pas encore certain), l’impressionnante dégradation observée en quarante jours restera, les traits fatigués et amaigris de masque prémortuaire resteront, les grimaces à chaque toux ou chaque étranglement reviendront et de toute façon, comme je l’avais écrit, restera le stress intense qu’a toujours représenté pour mon père un milieu étranger en général, et hospitalier en particulier.
Comme il faisait jour pour une fois, j’ai beaucoup shooté mon père ce matin, au 5D. Je le fais systématiquement depuis qu’il est hospitalisé, en vue d’une série (et d’un récit) à ce sujet. En téléchargeant les photos et en comparant avec celles prises à Noël, exactement dans les mêmes positions, j’ai été stupéfait de la plasticité des traits. Ce n’était pourtant pas une nouveauté, j’ai connu cette expérience d’assez nombreuses fois sur des personnes de ma famille ou de mon entourage, tous ceux qui me lisent et qui ont eu un proche très malade connaissent eux aussi cette brutale transformation du masque – c’est le mot. Mais on a beau ne pas l’ignorer, on a beau savoir que beaucoup de malades très affaiblis se ressemblent étrangement dans leur faiblesse, elle saisit à chaque fois d’une nouvelle manière.
J’ai hésité, mais finalement, je publie ci-dessous une photo (par iPhone celle-ci, donc assez médiocre) de mon père, et non plus d’un indice périphérique de son état. Je l’ôterai peut-être si je regrette ce geste. Pas un gros plan tout de même, un plan d’ensemble (restreint donc à un lit) de la situation bloquée. Certains l’interpréteront comme un exhibitionnisme malsain. D’autres y verront une sorte d’atteinte à sa vie privée (c’est cela qui m’ennuie philosophiquement, même si je ne suis pas hostile à l’hypothèse inverse, que l’on publie un jour des photos de moi dans cette condition). Je le conçois comme un matériau direct de représentation de mon texte, bien sûr, mais aussi d’un problème de société qui devient chaque année plus marqué, qui sera plus difficile encore à vivre d’ici 2020-2030 (pic démographique de vieillissement du baby boom), qui reste mal exprimé par les mots lénifiants ou abstraits des prospectus de santé publique, voire les miens, que les familles elles-mêmes préfèrent euphémiser, détourner ou oublier. Et pourtant, telle est l’humaine vie, aussi.
Bonjour,
RépondreSupprimerVous connaissez déjà, peut-être, la très belle série de Philip Toledano, photographe de son état, sur son père malade.
http://www.dayswithmyfather.com
Non je ne connaissais pas, merci du lien.
RépondreSupprimerIl faut absolument que tu gardes tout ce que tu écris en ce moment et les photos pour en faire quelque chose. Je t'aiderai à le présenter quelque part, si tu veux.
RépondreSupprimerSarah
Ah mais rassure-toi, Sarah, c'est désormais Grand Frère Google qui conserve mes textes. (Le cloud-computing, c'est à la mode). L'Internet est finalement bien plus conservateur que je ne le suis, j'ai autant d'ardeur à dépenser que de flemme à garder !
RépondreSupprimerPour revenir à Toledano, mon projet est différent. Disons que je fais moins de concession à une certaine "esthétisation" de la maladie. De Weegee à Nebreda, ce sont plutôt les dimensions crues et cruelles qui organisent mon choix de représentation.
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