Ce que l'on ne dit pas aux enfants

Même incertitude que plus tôt dans la journée. Enfin, disons que les probabilités intuitives ne sont guère favorables, même si dans ces cas-là, comme pour ma mère jusqu’à son dernier souffle, je m’attache irrationnellement au moindre et maigre indice comme à un vague signal d’espoir, avant que la raison revienne et avec elle l’abattement. Médecins et infirmiers semblent pessimistes, et ce n’est pas le visage brutalement amaigri, les yeux un peu plus perdus ni le râle rauque de mon père qui me feront leur donner tort. Je dois néanmoins me contenter d’un sibyllin « les prochaines quarante-huit heures seront décisives » du toubib injoignable finalement joint par ma sœur, sans trop imaginer à ce stade à quoi pourrait ressembler la rémission. Mais qui sait, il paraît que c’était pire voici trois jours (sans que je sois alors prévenu) et ce soir, il avait encore la force d’articuler un « ta gueule » assez net au brave infirmier qui lui prenait la tension – il n’a jamais supporté les hôpitaux ni leurs personnels, l’Alzheimer lui a ôté toute prévention pour exprimer cette quasi-haine dont l’origine reste inconnue.

Insensible aux injures, le brave infirmier mesure la faible oxygénation sanguine, et remet le masque que mon père tente aussitôt d’arracher. Puis le brave infirmier révérifie qu’il dispose bien de nos numéros de mobile, et qu’il peut bien nous appeler à toute heure. On ne sait jamais d’avance quand vient la dernière, n’est-ce pas.

La chambre reste sombre, les deux autres occupants aussi muets que leurs murs. Ils semblent eux aussi mal en point, j’en vois un qui ouvre péniblement un œil, me fixe et le referme aussitôt. En service de gérontologie psychiatrique, on n’est plus tout à fait vivant au sens où nous l’entendons ailleurs.

Le caractère tragique de cette situation tient aussi à ce que j’ignore si une rémission serait une bonne chose – tous mes instincts filiaux l’appellent de leurs cris silencieux… mais après ? Ma grand-mère, morte du même mal, a fait trois congestions et infections pulmonaires sur la fin, survivant à son état pitoyable dans des conditions qui relevaient de l’acharnement thérapeutique. Et je sais mon père malheureux, malheureux d’avoir quitté sa maison depuis huit mois, cette maison où il était devenu « ingérable » comme disent les experts du senior déchu, cette maison qu’il ne quittait plus depuis longtemps déjà, qui lui tenait lieu de forteresse face à un monde nourrissant depuis toujours ses phobies et ses anxiétés. Nous nous ressemblons parfois, mon père et moi. Donc dans cet hospice de banlieue où ses enfants ont toujours trop peu de temps pour venir le voir, dans ce territoire que lui trouve sûrement mal nommé car parfaitement inhospitalier à ce qui lui survit d’esprit, que lui reste-t-il, sinon l’horizon d’un peu plus de souffrance, d’un peu plus de solitude, d’un peu plus de peur ? Et, la maudite Alzheimer aidant, d’un peu moins de capacités à exprimer et partager cela. Les âmes pieuses diront qu’il faut s’attacher à la vie à tout prix – mais quand la peau de ma grand-mère s’arrachait en escarres montrant ses os et que de rares hurlements de terreur formaient son ultime expression, je ne parvenais déjà pas à partager leur avis.

Ce soir je reste calme, et triste. Même les voix idiotes de la rue ne m’énervent pas, elle sont juste lointaines. Sans rapport avec l’incroyable colère ressentie durant l’agonie de ma mère, un mois ou peu s’en faut entre le diagnostic et le décès, mais un mois terrible où les métastases dévoraient tout le corps et où le mucus – déjà lui – envahissait chaque jour un peu plus les bronches, un mois où ma rage me faisait veiller vingt heures par jour, interroger tous les médecins, rechercher tous les remèdes, tenter toutes les solutions. En vain.

C’était il y a dix ans.

C’était en février.  

5 commentaires:

  1. en fait,je ne sais pas quoi te dire parce qu'en vérité il n'y a rien. sauf, je pense à toi,vraiment.
    lola

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  2. Sale moment en effet. Tout ce que vous dites, c'est exactement ça. Bon courage dans sa/votre nuit.

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  3. Merci à vous deux. Surtout ne soyez pas gênés, ni obligés (hem, facile à dire). En un sens, cela m'embête d'imposer ces textes à mes lecteurs, de donner peut-être un sentiment d'impudeur – moi à l'écrire, eux à le lire – et de toute façon d'impuissance, comme toujours en ces circonstances. Mais je reste très libre vis-à-vis des opinions que l'on peut en avoir, et surtout en ces circonstances (être ouvert n'a de sens que lorsqu'il est ou paraît difficile justement de l'être). Je pensais à cela en lisant avant modération, sur le blog ELS, Raphaël Ader gémissant et maudissant, parce que l'on s'en prenait au "sang de son sang" ou je ne sais quelle billevesée hystérique à forte légitimation "clanique". Je trouvais cela impudique et bête, pour le coup. Cela ne me ferait ni chaud ni froid que l'on qualifie ici mon père, moi-même, mon récit de mon père de toutes sortes de commentaires dépréciateurs. Je ne comprends pas ceux qui s'en offusqueraient – enfin si, je comprends mais ne partage pas, aucune empathie avec ce type de réaction. La douleur personnelle ressentie face à la mort ou la maladie d'un proche est pour moi parfaitement étanche des considérations qu'autrui porte à l'événement lui-même ou son récit. (Mais pas de contresens, il est tard et je m'exprime mal, je suis tout à fait touché de votre sollicitude !)

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  4. Aucun malaise. (j'étais d'ailleurs certain que vous ajouteriez un commentaire de ce type, je commence à vous connaître)
    Marco

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  5. Oui, Marco, par la grâce de la socialité numérique, nous sommes pour ainsi dire des inconnus qui commençons à bien nous connaître.

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